Fiche de lecture : « L’esprit malin du capitalisme. »

Titre : « L’esprit malin du capitalisme ».

Auteur(s) : Pierre-Yves Gomez.

Année de publication : 2019.

JEL Classification Code / Thème : B. History of Economic Thought, Methodology, and Heterodox Approaches

I. Résumé de l’ouvrage

Dans cet ouvrage concluant un cycle de recherches (après La république des actionnaires en 2001, et Le travail invisible, plusieurs fois primé en 2014), le professeur émérite de l’EM Lyon Business School Pierre-Yves Gomez décrit la logique nouvelle qui anime le capitalisme depuis près de 50 ans. Faisant référence dès son titre aux travaux de Max Weber comme de Luc Boltanski et Eve Chiapello, il s’attarde à analyser l’esprit du capitalisme contemporain qui infusé dans l’ensemble de la société, ayant tour à tour pris la forme de la financiarisation puis de la digitalisation. Sous son effet, l’entreprise s’est muée en « entreprise-tableur », rationnalisant et chiffrant chaque opération, et les individus sont devenus des « micro-capitalistes » narcissiques, travaillant sans cesse à l’optimisation de leurs différents capitaux. Tous absorbés par les promesses d’un avenir radieux et porteur de gains tels qu’ils liquideraient toutes les dettes actuelles, les individus ont contribué à l’extension du domaine de la marchandisation, ainsi qu’à la perte de sens générale et à l’érosion des communautés traditionnelles. Pour mieux le contrer, Gomez dépeint avec précision cet esprit malin, porteur d’un fatalisme économique en même temps que d’un antihumanisme caractérisant l’homme comme un prédateur nuisible, qui gagnerait à être amélioré par la technologie.

II. Contexte de l’œuvre / Analyse critique

Sorte d’anomalie dans le champ des sciences de gestion, Gomez étudie les interactions entre l’entreprise et la société par une grille de lecture empruntant à différentes disciplines. Les développements présentés dans ce livre se nourrissent des contributions d’auteurs variés que sont, entre autres, René Girard – dont il fut l’élève –, Karl Polanyi, Christopher Lasch, ou Daniel Kahneman et Amos Tversky. La richesse de l’anlyse que livre ici Gomez provient en partie de cette multiplicité d’ancrages théoriques, qui lui permet de ne pas s’enfermer dans un point de vue seulement économique, et de rendre compte du phénomène global que représente l’avènement de ce qu’il nomme l’esprit malin du capitalisme.

Un autre apport de ce livre réside dans sa grille de lecture nuancée, faisant contrepoint à une littérature parfois trop idéaliste dans sa description du néolibéralisme. Cette position, considérant que « les transformations des sociétés ont des causes matérielles auxquelles on donne du sens après coup en puisant dans les ressources intellectuelles qui se présentent opportunément », lui a valu d’être parfois caricaturé en matérialiste rigoriste. C’est ici lui faire un mauvais procès. Loin de décrire des processus guidés par des plans conscients et machiavéliques élaborés par ses acteurs, Gomez fait plutôt le récit de transformations économiques et sociales successives, effectuées par petites touches, par des agents y ayant vu leur intérêt, tout en étant sensibles aux idéologies de l’ère du temps.

III. Synthèse des différentes parties de l’ouvrage

Le premier tiers du livre rappelle les bases de la réflexion que Gomez développe depuis plusieurs années à propos de la financiarisation du monde. Il choisit de faire débuter cette histoire en 1974, lorsque les Etats-Unis de Jimmy Carter adoptent la loi ERISA. Bientôt dupliquée dans d’autres pays, cette loi a autonomisé les fondes de pension, et ainsi provoqué un afflux massif de capitaux sur les marchés financiers. La libéralisation de toutes les places financières du monde a suivi, afin que les entreprises puissent entrer en concurrence pour capter ces dizaines de milliards de dollars d’épargnes. Pour ce faire, elles ont été contraintes d’informer les investisseurs en temps réel de leurs performances, et se sont alors transformées en « entreprises-tableurs », dans lesquelles l’activité est réduite à une suite de chiffres, reportings et ratios, augmentant considérablement la pression au travail. Gomez identifie ici une technocratie spéculative, qui se trouve en position de déterminer les critères de rationalisation de la valeur, et dirige donc les flux en fonction de sa définition de la valeur des entreprises, reposant sur les profits anticipés. C’est alors que l’auteur décrit la logique spéculative qui constitue selon lui le fondement de ce nouvel âge du capitalisme : là où le capitalisme accumulatif considérait le futur comme le prolongement du présent, se nourrissant des gains actuels pour accumuler des capitaux, le capitalisme spéculatif envisage l’avenir comme porteur de ruptures si phénoménales qu’elles provoqueront des gains immenses, rendant dérisoires les investissements et dettes du présent. Les marchands de rêves entrent ainsi en compétition pour proposer le plus bel avenir disruptif, et certaines entreprises actuellement peu profitables en viennent à être capitalisées bien au-delà de leur valeur, tant elles sont porteuses de promesses de révolutions futures.

Selon Gomez, cette logique spéculative a débordé du cadre des marchés financiers, et est désormais propre à toute la société. Chaque individu se comporte en micro-capitaliste narcissique, faisant de lui-même une start-up, et valorisant pour l’avenir tout ce qu’il considère à présent comme ses capitaux (capital santé, solaire, émotionnel etc.). Cette logique spéculative ne manque pour autant pas de tomber parfois en panne, et la crise des subprimes en est un exemple typique. Le système financier fut alors sauvé par des élites annonçant le réformer, mais conservant sa logique spéculative. Cette dernière fut ensuite alimentée par de nouvelles promesses, reposant principalement sur la digitalisation. Par ses anticipations de profits liés à l’utilisation de la Big Data d’une part, et à la fluidification des interfaces et processus d’autre part, la digitalisation a constitué un parfait nouveau terrain de confiance en l’avenir, et de spéculation. L’entreprise fut de nouveau poussée à se moderniser, devenant désormais une « entreprise-tablette », cherchant en permanence à être plus fluide, souple et connectée. L’apparence de gains d’autonomie et de flexibilité des salariés charriée par cette mutation s’est en réalité traduit par une individualisation et une accentuation du contrôle sur ceux-ci. En plus d’être désormais connectés et évalués à toute heure, les employés s’en trouvent également harcelés d’informations auxquelles ils doivent s’adapter.

Ces bouleversements récents conduisent également à accentuer la porosité des frontières entre vie privé et professionnelle, entre le loisir et le travail. Les micro-capitalistes deviennent également micro-travailleurs. D’une part, ils effectuent désormais des activités qui jusqu’ici auraient été rémunérées (monter un meuble acheté en kit, scanner ses courses, se servir à la pompe, etc.). Ensuite, ils contribuent de plusieurs manières à la progression du domaine de la marchandisation, par exemple en rentabilisant sur diverses applications leur logement quand ils ne l’occupent pas, ou leur siège passager lorsqu’ils font un trajet. Et, plus encore, ils travaillent en permanence pour les grandes entreprises : par leurs connexions constantes facilitées par la fluidité et le caractère ludique qu’offre la digitalisation, ils produisent eux-mêmes des données qui sont ensuite exploitées et vendues par ceux qui contrôlent l’accès à ces réseaux. Selon Gomez, de telles mutations produisent une perte de sens, et ne sont pas étrangères à la disparition des communautés, qui participe du même mouvement individualiste et narcissique de fluidification et de liquidation de toutes les relations sociales. Les chercheurs des prestigieuses universités américaines proposent alors un nouvel imaginaire remplaçant cet ancien monde, en décrivant un mouvement historique millénaire fondé sur le perfectionnement du traitement de données, et incitant à avoir confiance dans les technologies futures. Dans un tel récit, l’humain est réduit à ne plus être qu’une machine à calculer parmi d’autres, un être entouré de plus en plus d’objets bientôt plus intelligents que lui.

Après cette sombre et implacable description du piège spéculateur dans lequel tend à nous enfermer l’esprit malin du capitalisme, Gomez offre finalement une porte de sortie – bienvenue – à cette logique infernale. Véritable livre dans le livre, l’épilogue invite à prendre du recul, et à considérer que ce capitalisme n’est pas une réalité, mais seulement une croyance, ne produisant des effets de réalité que dans la mesure où l’on y adhère. En prenant la parole, chacun peut affirmer que sa vie déborde amplement du récit que l’on cherche à poser sur elle, fait d’empilement de chiffres et de promesses de gains futurs. L’auteur finit donc sur une note positive, se montrant confiant dans le fait que de plus en plus de personnes exprimeront la distance qu’ils constatent entre l’expérience réelle de l’existence, et les figures de travailleur-entrepreneur ou du consommateur-jouisseur que le capitalisme moderne leur renvoie. En faisant cela, par petites étapes, ces individus en viendront à modifier ce système de l’intérieur.

IV. Pour aller plus loin

Alors que ce travail achève un cycle de travail de trois ouvrages, Gomez est déjà tourné vers ses prochaines recherches. Après avoir décortiqué les phénomènes de financiarisation et de digitalisation, c’est désormais à ce qu’il nomme la « sociétalisation » qu’il consacrera son prochain livre, à paraître en 2024. Il s’agira d’analyser ce nouveau développement de la société contemporaine, dans lequel les micro-capitalistes créent ou s’emparent de grandes causes sociétales, afin de faire pression sur les entreprises, et leur imposer un agenda particulier. Ce livre s’inscrira donc dans la continuité de celui-ci, et sera l’occasion d’explorer les rouages d’une société paradoxale, dans laquelle l’hyper-individualisme progresse en même temps que l’hyper-connexion des individus.