
Depuis sa généralisation sur l’ensemble du territoire français en 2021, tout jeune de 18 ans dispose d’un crédit de 300 euros grâce au pass Culture (1). Au départ promis en 2017 par Emmanuel Macron durant sa campagne électorale puis expérimenté dans plusieurs départements depuis 2019, ce crédit disponible sur une application mobile peut être dépensé pour l’achat de biens culturels (comme des livres et instruments de musique) ainsi que pour des services culturels (concerts, pièces de théâtre, séances de cinéma ou encore des cours de musique).
Ce pass Culture qui est en apparence un dispositif technique, dépolitisé et utilitariste visant à démocratiser l’accès à la culture parmi les plus jeunes, s’apparente en réalité à un chèque (2) (voucher) qui prend la forme d’une dotation monétaire à dépenser librement par le bénéficiaire dans un catalogue limité de biens et services, en l’occurrence culturels. Cette aide individualisée et ciblée comme outil d’intervention public a été privilégiée par les économistes néolibéraux car elle est jugée comme plus efficace et moins liberticide qu’une intervention plus directe de l’Etat.
En effet, le voucher sera défendu très tôt dans les années 1960 dans le financement de services publics comme dans le système éducatif avec le chèque éducation (school voucher) de Milton Friedman (1962) puis dans le domaine culturel avec le chèque culture (cultural voucher) de Alan Peacock (1969), dont le pass Culture est son héritier français comme nous le verrons. En France, ces chèque individuels et ciblés dans l’aide culturelle et sociale se sont multipliés, à partir d’une diffusion importante mais discrète dans les collectivités territoriales depuis 30 ans, jusqu’à une généralisation à l’échelle nationale depuis l’arrivée de Emmanuel Macron à l’Elysée, ce qui a transformé l’action globale de l’Etat.
La théorie : un possible fondement théorique néolibéral
Pour comprendre le dispositif du pass Culture comme une politique publique néolibérale dans le domaine de la culture, il faut revenir à l’économiste Milton Friedman qui a théorisé le recours au chèque dans le financement de services publics et de la commande publique.
Du chèque éducation au chèque culture
En 1962, Milton Friedman consacre le chapitre 6 de son ouvrage Capitalisme et liberté à l’enseignement scolaire (3). Friedman y conteste le monopole bureaucratique de l’Etat en matière d’éducation et propose le financement du système scolaire par chèque. En effet, il invente le chèque éducation (school voucher en anglais), une aide monétaire distribuée à tous les parents d’élèves pour payer les frais de scolarité de leurs enfants dans l’établissement scolaire de leur choix. Avec le financement de l’éducation grâce à des vouchers, l’objectif de Milton Friedman est de dépasser l’éducation publique jugée comme inefficace tout en garantissant l’accès à l’éducation aux ménages les moins aisés, ce qui n’est pas assuré par un système privatisé. La solution proposée par Friedman est de créer un véritable marché de l’éducation. D’un côté une offre éducative avec les établissements scolaires, publics comme privés, qui se font désormais concurrence et sont alors incités à garantir un enseignement de qualité face à une demande d’éducation qui émane des parents d’élèves qui dépensent la dotation garantie par le chèque pour scolariser leurs enfants.
A partir de ce chèque éducation friedmanien, Alan Peacock, économiste également membre de la Société du Mont Pèlerin (4), l’étend au domaine de la culture. Après plusieurs expériences aux Etats-Unis, Alan Peacock invente le chèque culture (cultural voucher) en 1969 (5) qui partage de fortes similarités avec le pass Culture français. Dans les années 1960, les institutions culturelles recevaient déjà des subventions importantes de la part des pouvoirs publics pour assurer leur financement et leur bon fonctionnement. Cela est justifié par la célèbre loi de Baumol mise en évidence depuis par les deux économistes William Baumol et William Bowen en 1965. Ils montrent que l’industrie du spectacle est souvent considérée comme économiquement inefficace en raison de faibles gains de productivité et de l’absence d’économies d’échelle (6). Cette « maladie des coûts » (cost disease) se traduit le plus souvent par une inflation des prix des activités culturelles et du spectacle vivant, ce qui justifie l’intervention de l’Etat dans ce secteur grâce à des subventions. Cependant, Alan Peacock propose de distribuer ces subventions sous forme de chèque culture directement aux individus dans une approche par la demande, en particulier en ciblant les plus démunis et les jeunes générations comme les étudiants, plutôt que de les verser aux institutions culturelles (théâtre, opéra, cinéma) dans une approche par l’offre.
Le pass Culture français peut être considéré comme un voucher car il partage avec le voucher culturel de Peacock à la fois cette approche par la demande plutôt que par l’offre mais aussi la volonté de cibler un public spécifique comme les individus jeunes, jugés comme sous représentés dans la pratique d’activités culturelles, pour démocratiser les arts et la culture.
Pourquoi les vouchers sont-ils privilégiés par les économistes néolibéraux ?
Le recours au chèque plutôt qu’une autre politique publique est justifiée par les économistes néolibéraux sur la base de trois arguments.
Le premier est l’efficacité. En effet, en étendant la pression concurrentielle et des mécanismes marchands à des secteurs comme l’éducation et la culture, Friedman et Peacock ont respectivement l’objectif d’améliorer la qualité et de réduire le prix de l’offre éducative et culturelle aux usagers. Le financement par chèque permet alors aux pouvoirs publics de créer des « quasi-marchés » (7) en simulant les conditions d’un marché concurrentiel dans l’éducation et la culture comme un marché où s’échangent des biens privés.
Le deuxième objectif est l’équité. En distribuant des dotations ciblées, le chèque permet dorénavant aux ménages les moins aisés d’avoir accès à un bien qui était plutôt réservé aux plus riches comme pour l’éducation ou à une catégorie spécifique de la population dans le cas de la culture (comme l’âge, la catégorie socio-professionnelle, le milieu familial..). Peacock estime que des prix d’entrée subventionnés pour des activités artistiques et culturelles, plutôt que des chèques culture, ne bénéficieront qu’aux personnes les plus aisées et déjà avides de culture. De même, l’un des objectifs du pass Culture s’inscrit dans cette volonté de démocratiser l’accès à la culture de manière équitable pour les plus jeunes et les moins bien dotés en capital culturel.
Mais finalement, l’objectif le plus libéral du chèque est la promotion de la « liberté de choix » (8) qui est essentielle pour les intellectuels libéraux. En effet, laisser les individus ciblés plutôt que l’Etat dépenser les subventions par le biais d’un voucher comme le chèque culture incite les librairies, les théâtres ou les cinémas à satisfaire les préférences culturelles des individus qui deviennent aussi souverains que le consommateur sur un marché privé. Avec le chèque culture, Alan Peacock avait l’objectif libéral d’empêcher toute dérive bureaucratique de la part de l’État qui délimiterait de manière centralisée et autoritaire ce qui relèverait ou non de la culture. Aujourd’hui, c’est ce motif de liberté de choix des jeunes bénéficiaires du pass Culture qui a fait le plus polémique dans les médias avec l’achat important de mangas qui ne sont pas vus par certains comme un bien culturel au même titre qu’un roman littéraire.
Sur les 17 millions de livres achetés via le pass Culture, près de 7,5 millions étaient des mangas (9) (soit presque la moitié de l’ensemble des ventes de livres). Parmi les mangas les plus achetés figurent des titres tels que One Piece (plus de 300 000 exemplaires vendus), Demon Slayer et L’Attaque des Titans (environ 200 000 exemplaires chacun). Certaines critiques virulentes du pass Culture l’ont même caricaturé comme un « Pass manga » pour mieux le dénoncer. Pourtant loin d’être de mauvaises dépenses du pass Culture par les jeunes, c’était précisément l’effet recherché par l’économiste Peacock en laissant les individus consommer les biens et services culturels qu’ils jugent comme légitimes.
La pratique : le voucher en France, un simple outil de communication ?
Si en théorie, l’ambition du pass Culture est déjà ébauchée dès les années 1960 par des économistes néolibéraux, il faut attendre les années 1990 en France pour que les chèques culture soient pratiqués par les collectivités territoriales. Cette expérience régionale est riche d’informations sur le recours des vouchers en France et donc sur le pass Culture.
L’ancêtre du pass Culture : le chèque régional culturel rhônalpin de 1994
Dans la pratique, le pass Culture a pour ancêtre le chèque culture régional de 1994 (10). Il s’agit du premier voucher importé et mis en place par les pouvoirs publics en France, en l’occurrence une collectivité territoriale. La Région Rhône-Alpes, dirigée à l’époque par Charles Millon, une figure de la droite libérale, a instauré ce premier chèque culturel avec une ambition similaire à celle du pass Culture. Bien que les concepteurs du pass Culture et le gouvernement ne le revendiquent pas, le caractère politiquement néolibéral du premier chèque culture rhônalpin est manifeste. Arnaud Lacheret, politologue spécialiste des vouchers en France, a analysé les discours des médiateurs de cette politique culturelle publique, démontrant le caractère explicitement néolibéral de ce premier chèque régional initié par Charles Millon, qui se décrit lui-même comme un « fana du chèque éducation » de Milton Friedman (11). A partir de cette première expérience rhônalpine, le recours au chèque s’est diffusée de manière décentralisée dans le reste des collectivités territoriales, y compris celles de gauche, mais son affiliation néolibérale n’est plus revendiquée par les élus locaux au point que « plus d’un quart des départements ont remplacé au moins une aide sociale obligatoire par un outil de type voucher » (12).
Le pass Culture : un simple outil de communication ?
Comme le montre le politologue Arnaud Lacheret, le sens politique néolibéral du chèque en France s’est estompé depuis le chèque culture rhônalpin car il est devenu un outil de communication pour les collectivités territoriales, droite comme gauche, au grand bénéfice des entreprises privées. Le chèque étant une forme d’aide plus tangible et visible que d’autres aides, il est plus facile pour les pouvoirs publics de communiquer dessus. Le pass Culture a aussi cette particularité de reposer de manière intensive sur le secteur privé et l’industrie culturelle (artistes, éditeurs, distributeurs de livres dont Amazon) qui in fine récupèrent la dotation dépensée depuis l’application mobile par les jeunes et trouvent donc un intérêt personnel dans ce dispositif. Il convient de rappeler aussi que le projet du pass Culture est conçu au départ dans un esprit « start-up » par l’entrepreneur millionnaire français Frédéric Jousset, diplômé de HEC et propriétaire des Beaux Arts magazine depuis 2016, ce qui peut poser un risque de liens de connivence entre le secteur public et le privé. Mais surtout si un voucher semblable au pass Culture devient un simple instrument de communication pour les pouvoirs publics et les entreprises privées, il est dévoyé de ses objectifs initiaux théorisés par les penseurs néolibéraux que sont l’efficacité, l’équité et la liberté de choix.
Par exemple, en termes d’efficacité, l’économiste de la culture François Benhamou dénonce un risque d’effet d’aubaine du pass Culture (13). En effet, il peut entraîner la subvention de la consommation culturelle de jeunes qui l’auraient déjà réalisée en l’absence de ce dispositif, renforçant les habitudes culturelles des jeunes les mieux dotés en capital culturel plutôt que ceux les plus éloignés de la culture et des activités artistiques.
Une transformation profonde du rôle de l’Etat
La mise en place du pass Culture, similaire à un voucher culturel, révèle aussi une transformation profonde dans l’action de l’Etat y compris dans sa politique sociale en France. En effet, l’État français a récemment entrepris une transition vers un modèle d’aides plus ciblé, semblable à celui en vigueur dans les pays anglo-saxons. Ce basculement vers une forme de libéralisation et de flexibilisation de l’aide sociale par le biais de chèques s’est intensifiée jusqu’ à l’échelle nationale sous la Présidence de Emmanuel Macron. L’objectif est de pallier les limites de l’État social français, notamment en ce qui concerne des enjeux tels que la grande pauvreté et la précarité étudiante avec la promesse depuis 2020 d’un chèque alimentaire (luncheon voucher en Grande-Bretagne ou encore food stamp aux Etats-Unis). D’autres dispositifs par vouchers sont prévus comme un chèque carburant d’ici 2024 visant à répondre à la précarité en matière de mobilité. Un autre exemple de voucher plus discuté dans l’actualité est le chèque énergie, mis en place en 2018, avec pour but d’aider les foyers les plus démunis face à l’inflation des factures d’électricité et de gaz, une hausse qui s’est intensifiée depuis l’invasion de l’Ukraine. Le pass Culture, par son ciblage, partage cet objectif avec les autres vouchers français de vouloir pallier les défaillances de l’action de l’Etat sur des groupes particuliers, en l’occurrence dans la démocratisation des activités culturelles et du spectacle vivant chez les individus les plus jeunes.
Bien que le recours aux vouchers par les pouvoirs publics en France se diffuse de manière discrète mais importante depuis les collectivités territoriales jusqu’à l’État depuis plus de 30 ans, il fait l’objet de peu de discussions politiques. Dans les autres pays où il est pratiqué, comme les Etats-Unis, l’usage du chèque est fait de manière plus centralisée que décentralisée ce qui conduit à des polémiques clivantes entre la gauche contre la droite en particulier sur le chèque éducation de Milton Friedman. Par exemple, la gauche démocrate s’est montrée très critique de la nomination de Betsy DeVos, comme secrétaire à l’Éducation sous l’administration de Donald Trump en 2017, qui était favorable aux school vouchers et à l’école à la carte.
Conclusion
En conclusion, le pass Culture et son objectif de démocratiser les activités culturelles et artistiques pour les plus jeunes sont loin d’être un simple dispositif technique, dépolitisé et utilitariste comme le montrent les travaux du politologue Arnaud Lacheret. Malgré son sens politique camouflé, le pass Culture peut être quand même comparé à une politique publique néolibérale dans le domaine de la culture par sa forme et son ambition. En effet, le pass Culture est très similaire à un voucher, dispositif théorisé par Milton Friedman dans le domaine de l’éducation puis étendu à la culture par l’économiste Alan Peacock. L’ancêtre régional du pass Culture, le chèque culture de 1994, avait revendiqué de manière plus explicite cette filiation à la pensée néolibérale. De manière générale, considérer plus sérieusement le recours silencieux mais grandissant des vouchers par les pouvoirs publics à tous les niveaux permettrait de mieux saisir la dimension politique de ces instruments d’aide flexible et individualisée, encore peu étudiés en France.
Saranath Rimlinger
Références :
(1) Un crédit moindre et de plusieurs dizaines d’euros est aussi accordé pour tout jeune entre 15 ans et 17 ans depuis 2022.
(2) Le voucher ne doit pas être confondu au chèque bancaire qui est un instrument de paiement encaissable dans une banque.
(3) Friedman, M. (1962). Capitalism and freedom. Chicago ; London: The University Of Chicago Press.
(4) La Société du Mont-Pèlerin est une organisation internationale fondée en Suisse en 1947 par Friedrich Hayek, regroupant des économistes et intellectuels néolibéraux, axée sur la promotion après-guerre des idées de libre marché et de l’économie de marché
(5) Peacock, A.T. (1969). Welfare Economics and Public Subsidies to the Arts. The Manchester School, 37(4), pp.323–335.
(6) Pour l’application de la loi de Baumol au spectacle vivant pendant la crise du Covid-19, il est recommandé de lire l’article Easynomics de Victor Lebot-Bellec qui l’aborde de manière plus complète. Available at : https://easynomics.fr/2021/11/25/une-application-de-la-loi-de-baumol-la-crise-du-covid-et-le-spectacle-vivant/
(7) Marthe Nyssens (2015). L’émergence des quasi-marchés : une mise à l’épreuve des relations pouvoirs publics – associations. Les politiques sociales, n° 1-2(1), pp.32–51.
(8) Milton Friedman reprend ce terme en anglais, Free to Choose, pour nommer sa série télévisée de dix émissions en faveur de l’économie de marché en 1980.
(9) Franceinfo. (2023). VRAI OU FAUX. Les jeunes ont-ils acheté 300 000 livres différents ‘et pas que des mangas’ avec le Pass culture, comme l’assure la ministre Rima Abdul-Malak ? [online] Available at: https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/vrai-ou-faux-les-jeunes-ont-ils-achete-300-000-livres-differents-et-pas-que-des-mangas-avec-le-pass-culture-comme-l-assure-la-ministre-rima-abdul-malak_6022010.html.
(10) ina.fr. (n.d.). Le ‘pass Culture’ a eu un ancêtre en région dès 1994 | INA. [online] Available at: https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/le-pass-culture-a-eu-un-ancetre-en-region-des-1994.
(11) Lacheret, A. (2018). Le néolibéralisme dans les politiques culturelles : le discours des médiateurs du chèque culture en France. Quaderni, (97), pp.89–106. Available at: https://doi.org/10.4000/quaderni.1314.
(12) Lacheret, A. (2015). Le voucher : instrument de la libéralisation de l’aide sociale en France ? Politiques et management public, [online] (Vol 32/4), pp.329–346. Available at: http://journals.openedition.org/pmp/9509
(13) Benhamou, F., Ethis, E., Saez, J.-P. and Pignot, L. (2018). Les paradoxes du Pass Culture. L’Observatoire, N° 52(2), p.3. Available at: https://doi.org/10.3917/lobs.052.0003.
