« Nous avons besoin d’une évaluation systématique des politiques publiques » : entretien avec Marc Ferracci, économiste et député

Mercredi 4 octobre, le député Marc Ferracci a déposé un amendement OpenData au projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (SREN) visant à contraindre les administrations à fournir les données tant qu’elles ne sont pas protégées par le secret statistique. Economiste spécialisé sur les questions du travail et de l’emploi, le député Renaissance des Français de Suisse et du Liechtenstein élu en 2022, fait de l’évaluation des politiques publiques une priorité de son action. Nous revenons avec lui sur l’intérêt de cet amendement, la place de la recherche économique dans les politiques publiques et les réformes du marché du travail engagées depuis 2017 par Emmanuel Macron.

En octobre dernier, vous avez déposé un amendement au projet de loi SREN afin de contraindre les administrations à fournir leurs données, tant que celles-ci ne sont pas protégées par le secret statistique. En quoi cet amendement est-il novateur et positif de votre point de vue ?

Nous avons aujourd’hui un accès sécurisé aux données par le biais des centres d’accès sécurisés (1) justement qui ne donnent pas entière satisfaction. Certains travaux de recherche ou d’évaluation ne vont pas à leur terme, car les administrations peuvent refuser l’accès aux données sans même demander l’avis à un organe externe comme l’avis du comité du secret statistique.

Ce que nous avons cherché avec cet amendement c’est d’obliger les administrations à demander systématiquement un avis du comité du secret statistique et de devoir justifier devant le comité du secret un éventuel refus de l’accès aux données. Nous avons espoir avec les acteurs, en particulier avec ceux qui gèrent les centres d’accès sécurisés et ont contribué à la rédaction de cet amendement, que l’accès aux données des chercheurs va s’améliorer.

Une fois que la loi sera adoptée et que le décret d’application sera publié (2), on va passer du temps pour que le décret qui soit rédigé soit le plus simple et le plus aidant possible en termes de délai de réponse des administrations. Puis une fois que ce sera mis en place, j’espère que les chercheurs s’en saisiront, je ferai également de la publicité autour de cela en rencontrant des laboratoires de recherche, pour montrer ces nouvelles possibilités. En tant que chercheur, je sais que plusieurs de mes collègues avaient cette problématique d’accès aux données, avec une absence de réponse des administrations. Désormais avec cet amendement, l’administration doit saisir le comité du secret statistique préalablement à cette décision. Elle est alors représentée devant le comité lors de l’examen de l’avis.

Plus globalement, votre démarche s’inscrit dans la volonté d’une évaluation accrue des politiques publiques. Vous défendez notamment la mise en place de « sunset clauses ».

Nous avons besoin d’une évaluation systématique des politiques publiques. Nous avons besoin en quelque sorte d’inverser la charge de la preuve. Quand vous mettez en place une politique nouvelle, c’est très compliqué de supprimer une disposition, même si celle-ci coûte très cher et est potentiellement inefficace puisqu’il faut faire la preuve que cela ne marche pas. Si l’évaluation conclut que ce n’est pas efficace alors seulement on peut commencer à critiquer, et tout ce processus prend beaucoup de temps. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de le faire dernièrement avec un collègue de la commission des affaires sociales (J. Guedj) sur les exonérations de charge pour les hauts salaires (3).

Les « sunset clauses », cela consiste justement à inverser la charge de la preuve. Plutôt que de supprimer des dépenses parce que l’on considère qu’elles ne marchent pas, il faut prouver que des dépenses marchent pour pouvoir les pérenniser. Je pense que cela sera positif pour les chercheurs d’abord puisqu’ils seront davantage sollicités. Mais pour que cela marche évidemment, il faut qu’ils aient accès aux données. C’est pour cela que l’amendement que j’ai déposé s’inscrit dans cette logique d’évaluation systématique des politiques publiques.

L’Assemblée nationale aurait sans doute un rôle plus important à jouer en matière d’évaluation des politiques publiques. Qu’en pensez-vous en tant que député ?

La condition pour que l’évaluation soit positive au débat public c’est qu’elle soit indépendante d’abord, du gouvernement, des administrations, évidemment des lobbys éventuels, qu’elle soit rigoureuse ensuite, ce qui signifie qu’on doit se donner les moyens de déterminer des relations de causalité. La détermination de la causalité réclame des méthodes complexes, qui relèvent précisément du travail de chercheurs. L’Assemblée nationale ne dispose pas en son sein d’une capacité à mener des évaluations aux standards académiques. Elle pourrait éventuellement commanditer à travers des appels à projet de recherche, mais même cette démarche-là n’est pas véritablement menée, on s’appuie plutôt sur des évaluations déjà existantes.

Je milite donc pour renforcer le rôle du Parlement en le dotant d’une force de frappe en matière d’évaluation des politiques publiques. Cela peut passer par un changement de tutelle de France Stratégie qui a cette capacité, non pas à mener elle-même, mais à lancer les appels à projets de recherche et à piloter les appels à projets de recherche. Aujourd’hui, France Stratégie dépend du gouvernement, je pense qu’il faut avoir une réflexion sur le fait de faire passer France Stratégie sous la tutelle du Parlement.

En fait, France Stratégie est déjà au service du Parlement mais de manière très limitée puisque le Parlement a droit de tirage auprès de France Stratégie comme de la Cour des comptes pour faire des évaluations. Ce n’est qu’un droit de tirage limité. Evidemment ce n’est pas une capacité suffisante pour mettre en place une évaluation systématique comme les clauses d’extinction.

Le projet de loi « Pour le plein emploi » (4) prévoit plusieurs réformes importantes comme celles du revenu de solidarité active (RSA) et la création de « France Travail ». Quelle logique poursuivent ces différentes mesures ?

La logique de cette réforme est d’inciter plus et d’accompagner mieux. Le revenu de solidarité active (RSA) et son accompagnement sont pris en charge par les départements. Or il y a beaucoup d’hétérogénéité (5). Il y a des départements où les bénéficiaires du RSA ne sont, pour ainsi dire, pas accompagnés. Ils ont un entretien d’orientation 6 à 8 mois après l’inscription, alors que dans d’autres départements cela fonctionne très bien.

Donc on a cet enjeu de prendre en charge les personnes plus tôt, de faire en sorte qu’ils ne tombent pas dans une spirale liée à l’inactivité. C’est pour cette raison que nous souhaitons imposer cette obligation d’activité de 15 heures, qui ne consiste pas en du travail gratuit mais en un ensemble d’activités en lien avec l’insertion professionnelle. La philosophie c’est d’être dans une logique d’activation, et pas seulement dans une logique passive d’indemnisation. Je tiens à préciser que cette logique a fait l’objet d’évaluations, elle a fait ses preuves. Nous avons toutes les raisons de penser que si nous avons un champ de solutions suffisamment variées, nous devrions obtenir des résultats.

L’objectif véritablement du projet de loi c’est de mettre la logique de résultat, avec cet indicateur du taux d’insertion, au centre de France Travail. Faire en sorte qu’on observe les taux d’insertion qui sont associés à chaque solution (de la formation, des accompagnements renforcés, des ateliers, de l’insertion par l’activité économique…), savoir quelles solutions sont plus ou moins efficaces et allouer ensuite adéquatement les ressources.

Cette réforme du RSA pose plusieurs interrogations : risque d’augmentation du taux de pauvreté avec un recours plus difficile, potentiellement moins de temps disponible pour les bénéficiaires pour la recherche d’emplois voire une forme de travail gratuit, que répondez-vous à ces objections ?

Rien ne va changer sur les modalités de perception du RSA, ce qui change c’est que demain, il faudra faire preuve d’activité plus dense dans cette logique d’insertion professionnelle. Sur le sujet du non-recours, il n’y a pas d’inquiétudes à avoir. Les expérimentations mises en place dans 18 départements (6) ne soulèvent pas de problème de ce côté-là. Ce qui peut arriver en revanche c’est qu’effectivement, il y ait des sanctions fréquentes si les individus ne respectent pas leurs obligations d’activité en lien avec l’insertion professionnelle.

Sur le travail gratuit, les expérimentations qui sont mises en place aujourd’hui démontrent que ce n’est absolument pas sous l’angle du travail gratuit que se mettent en place les actions destinées aux bénéficiaires du RSA (7). Nous avons d’ailleurs un dispositif qui préfigure cette réforme du RSA, c’est le contrat d’engagement jeune, mis en place en 2022, chacun peut regarder dans les travaux d’évaluation que ce n’est pas du travail gratuit. Enfin j’ajoute qu’il est possible de cumuler en partie une activité et le RSA, donc le travail gratuit ne me semble pas du tout le sujet.

Sur le temps disponible pour rechercher un emploi, dès lors qu’elle fait l’objet de preuves (comme des entretiens), le temps de recherche d’emploi rentre dans les 15-20 heures d’activité.

Depuis 2017, les gouvernements successifs d’Emmanuel Macron ont mis en place de nombreuses réformes du marché du travail et on considère généralement que le président souscrit à une logique de « flexisécurité » sur le modèle des pays scandinaves. En tant que conseiller et spécialiste du sujet, qu’en pensez-vous ?

On peut dire que le terme de « flexisécurité » a été assaisonné à toutes les sauces. Il y a des éléments de grande flexibilité qui ont été introduits avec les ordonnances Travail, la barémisation des indemnités de licenciement. Il y a aussi des éléments de sécurité avec des éléments comme l’investissement dans la formation professionnelle et par développement du compte personnel de formation (CPF). Cela peut s’inspirer de cette logique-là, mais il ne faut pas chercher à plaquer un modèle sur un autre.

Il y a des problématiques qui étaient inhérentes au marché du travail français, comme le manque de dynamisme du dialogue social au niveau des entreprises lorsque Emmanuel Macron est arrivé. C’est un peu mieux aujourd’hui, même si je pense qu’on pourrait aller encore plus loin sur ce volet dialogue social. Ensuite sur le volet protection, si l’on écarte le COVID qui est une période particulière, nous sommes quand même allés relativement loin. Sur le compte personnel de formation (CPF), je fais souvent des présentations à l’étranger et cette logique de formation par le biais d’un compte personnel est jugée très intéressante.

Quelles sont les spécificités du marché du travail français ?

Nous avons des règles très différentes de beaucoup de pays, avec une assez forte protection de l’emploi en CDI. Nous avons une surutilisation des contrats courts, c’est pour cette raison que nous avons réformé l’assurance chômage pour rendre les contrats courts moins intéressants et inciter les employeurs à moins les utiliser. C’est le système du bonus-malus. Nous avions des règles de l’assurance-chômage qui étaient aussi assez généreuses par rapport à d’autres pays. En résumé, il y a des spécificités culturelles mais la plupart me semblent liées à nos règles comme celles que nous avions sur l’assurance-chômage ou la formation.

Au fil de votre parcours, vous avez cumulé une expérience de chercheur, de professeur en économie et désormais d’acteur politique. Comment concevez-vous cette interaction entre recherche et action publique ?

Dans ma carrière, j’ai eu la chance d’être à la fois chercheur, de produire des travaux de recherche, de faire des recommandations de politiques publiques et de pouvoir ensuite les mettre en œuvre en tant que conseiller ministériel à Matignon et puis maintenant en tant que député. C’est un privilège, mais c’est malheureusement peu fréquent. Donc il est important que l’on fasse vivre les passerelles entre la recherche et le monde politique de façon plus pérenne, sans que ce soit lié à des parcours individuels. C’est l’enjeu de l’évaluation des politiques publiques, mais aussi qu’on fasse venir dans les cabinets, des ministères, des chercheurs à des postes de conseillers, à des vrais postes de décision afin qu’ils éclairent l’action publique.

Il faut aussi essayer de construire des plateformes programmatiques qui se basent sur ce que produisent les chercheurs et cela se fait en amont. Sur les passerelles entre recherche-administration, je dirais qu’il y a un effort commun à faire. Lorsque j’étais professeur d’universités, j’ai par exemple eu l’occasion de donner des cours à l’ENA et je dois dire qu’il n’y avait pas forcément une grande attention des élèves pour des problématiques pourtant d’évaluation des politiques publiques. Il y a un besoin de formation des décideurs publics à ces enjeux de recherche. Du côté des chercheurs, il faut aussi se confronter aux contraintes politiques, juridiques, qui font qu’on ne peut pas toujours faire en politique ce qu’on a mis dans nos papiers de recherche.

On envisage souvent la prise en compte de la recherche économique comme un gage de neutralité et d’objectivité, pourtant celle-ci fait également l’objet de débats à l’image de ce qu’on a pu voir sur certaines réformes comme les 35h.

Je ne pense pas que vous preniez le meilleur exemple car de mon point de vue, les travaux académiques sérieux sont unanimes sur les 35h. Lorsque vous regardez les travaux dans les revues internationales de référence sur les 35h, ils sont sans ambiguïté sur le fait que les 35h indépendamment des allègements de charges n’ont pas créé d’emplois. En d’autres termes, la réduction du temps de travail sans compensation de la baisse de productivité par des allègements de charges, cela a surtout pour effet de détruire de l’emploi. Que le débat politique se poursuive c’est une chose, en revanche le débat scientifique sur les 35h me paraît acté.

Concernant les débats inhérents à la recherche, je trouve cela très bien que nous retrouvions ces débats dans le monde politique. En revanche, il faut faire attention à une chose : tous les travaux scientifiques ne se valent pas. Il y a aujourd’hui un écart énorme entre un travail publié dans une grande revue internationale et un travail publié dans une revue plus confidentielle, entre un travail qui met 7 ans à être publié et un autre publié en seulement quelques mois avec beaucoup moins d’exigence. Sur les enjeux de causalité notamment, j’ai eu à rapporter en tant que chercheur un grand nombre d’articles qui étaient absolument inefficients. Il est fondamental d’identifier les travaux les plus robustes et de se fonder sur ces travaux-là.

En tant que député, je pense aussi que c’est mon rôle de diffuser des éléments de méthode, de faire œuvre de vulgarisation auprès du plus grand nombre sur ces sujets.

Le risque inhérent à l’évaluation des politiques publiques, c’est aussi celui de devoir évoluer voire changer d’avis sur un sujet. Ce qui n’est pas nécessairement simple en politique.

Il faut l’assumer et accepter le verdict des évaluations. Je l’ai toujours dit quand j’ai élaboré certaines réformes. Nous avons mis en place des méthodes d’évaluation systématique. Sur la réforme de l’assurance chômage, il y a un comité d’évaluation (8) qui rend ses décisions. Sur le plan d’investissement dans les compétences, il y a un comité d’évaluation qui a été mis en place (9). Sur les ordonnances Travail, c’est le cas également (10). Il faut accepter que les politiques ne soient pas forcément d’emblée parfaites, il faut parfois les améliorer, les amender et c’est le but de ces évaluations. Alors effectivement les évaluations peuvent être instrumentalisées par les oppositions, mais j’assume très bien de faire évoluer une politique.

En 2016, lorsque vous aviez été nommé au prix du Meilleur Jeune Economiste (11), vous disiez à propos de la loi El Khomri qu’elle aurait gagné à se fonder sur des travaux d’évaluation. Est-ce un pari réussi pour les réformes des quinquennats Macron ?

En tout cas, sur les réformes auxquelles j’ai eu l’occasion de participer, j’ai essayé de faire cet effort d’évaluation des politiques publiques, qui doit être global. En amont, il est fondamental de se baser sur des travaux de recherche puis en aval, s’assurer qu’il y ait les bons mécanismes d’évaluation pour que l’on voit si cela a marché.

Nathan Granier

Références :

(1)       INSEE (2019), « Le Centre d’accès sécurisé aux données (CASD), un service pour la data science et la recherche scientifique », Courrier des statistiques, Kamel Gadouche, available at < https://www.insee.fr/fr/information/4254227?sommaire=4254170>

(2)      Pour suivre l’évolution du projet de loi, voir le site de l’Assemblée nationale, available at : <https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/dossiers/DLR5L16N47884>

(3)            Marc Ferracci et Jérôme Guedj (2023), « Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement par la commission des affaires sociales en conclusion des travaux d’une mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale sur le contrôle de l’efficacité des exonérations de cotisations sociales », Assemblée nationale, Commission des affaires sociales, available at : <https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/mecss/l16b1685_rapport-information>

(4)       Projet de loi « Pour le plein emploi » (2023), Assemblée nationale, available at : < https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/dossiers/DLR5L16N48163>

(5)       Cour des comptes (2022), Rapport sur le revenu de solidarité active, available at : <https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-revenu-de-solidarite-active-rsa>

(6)       Banque des Territoires (2022), « 19 territoires sélectionnés pour expérimenter en 2023 le RSA sous condition d’activité », available at : <https://www.banquedesterritoires.fr/19-departements-selectionnes-pour-experimenter-en-2023-le-rsa-sous-condition-dactivite>

(7)       Point d’accord sur ce point avec le directeur de Pôle Emploi dont l’interview pour Les Echos peut être intéressante à lire : Les Echos (2023), « Réforme du RSA : la mise au point du patron de Pôle emploi », available at : <https://www.lesechos.fr/economie-france/social/reforme-du-rsa-la-mise-au-point-du-patron-de-pole-emploi-1988023>

(8)       DARES, Comité d’évaluation de la réforme de l’assurance chômage de 2019, <https://dares.travail-emploi.gouv.fr/comite-devaluation-de-la-reforme-de-lassurance-chomage-initiee-en-2019>

(9)       DARES, Troisième rapport du comité scientifique de l’évaluation du Plan d’investissement dans les compétences, 2022, available at : <https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/troisieme-rapport-du-comite-scientifique-de-levaluation-du-plan-dinvestissement-dans-les-competences>

(10)       France Stratégie, DARES, DGT, Comité d’évaluation des ordonnances Travail.

(11)       Le Monde (2016), « Marc Ferracci : « La loi El Khomri aurait gagné à se fonder sur des travaux d’évaluation », entretien suite à la nomination au Prix du Jeune meilleur économiste 2016, available at : <https://www.lemonde.fr/economie/article/2016/05/23/marc-ferracci-la-loi-el-khomri-aurait-gagne-a-se-baser-sur-des-travaux-d-evaluation_4924438_3234.html>

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