Marché de l’art et blanchiment d’argent : de la fiction à la réalité économique

Dans le film Tenet de Christopher Nolan, John David Washington et Robert Pattinson se griment en milliardaires collectionneurs d’art pour infiltrer le port-franc d’Oslo. S’il n’est pas trop absorbé par le crash d’un Boeing 747 dans cette zone de l’aéroport, le spectateur est tenté de se demander quelle est la fonction de ce lieu ultra-sécurisé, dans lequel sont entreposées des centaines d’œuvre d’arts de grande valeur. La réponse a peut-être notamment à voir avec certaines pratiques de blanchiment d’argent.

Il est convenu d’imputer l’explosion du marché de l’art au XXI siècle à l’augmentation du nombre de milliardaires, toujours en quête de consommations ostentatoires vébleniennes. Certains observateurs complètent néanmoins cette explication en faisant utilement remarquer que l’affluence de capitaux sur ce marché s’est produite concomitamment au renforcement des règles de surveillance au sein des secteurs bancaires et financiers (1). Il est donc probable que le marché de l’art ait su attirer des investisseurs recherchant une certaine discrétion. L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime estime ainsi que les pratiques de blanchiment d’argent sur ce marché représenteraient chaque année près de 3 milliards de dollars (2).

Le concept socioéconomique de blanchiment d’argent

Entendue dans une acception socioéconomique, la notion de blanchiment d’argent dépasse la définition que lui donne le cadre légal. Il est possible d’employer ce concept en se référant à de nombreux travaux ont remis en cause le « postulat économique fondateur » qu’est l’idée de parfaite fongibilité de la monnaie (3). Une des principales recherches en la matière est celle que Viviana Zelizer a présentée dans son célèbre ouvrage La signification sociale de l’argent. A partir de sources variées la renseignant sur les pratiques monétaires des foyers américains entre 1870 et 1930, l’auteure a montré comment la monnaie est en permanence marquée socialement. Ce marquage peut se faire par une séparation physique de différents avoirs monétaires (en les rangeant dans des enveloppes, des boîtes de conserve, et toutes sortes de « cachettes » (4)), par des dénominations différentes (le pourboire n’étant par exemple pas le salaire), ou encore, de manière moins visible, en accordant des significations particulières aux avoirs selon leur provenance, les personnes impliquées dans leurs transactions, ou leurs usages potentiels. Ces monnaies sont alors cloisonnées, puisque leur marquage socioéconomique oriente leurs usages : une étude sur les comportements des prostituées vivant à Oslo a par exemple montré comment celles-ci n’utilisaient pas les revenus de la prostitution pour leurs dépenses de vie courante, quitte à avoir du mal à finir le mois (5).

Coexistent donc au sein de nos sociétés modernes des avoirs monétaires marqués différemment, partant qualitativement distincts, qui ne sont donc pas fongibles en l’état. Pour autant, différents processus sociaux permettent de convertir un avoir, c’est-à-dire de modifier ses caractéristiques qualitatives, en le délestant du marquage qui lui était jusqu’ici attaché (6). L’avoir ainsi converti est alors décloisonné, et de nouveau fongible. Dans cette perspective, on peut parler de blanchiment d’argent en présence d’un processus convertissant un avoir monétaire marqué comme sale, en un avoir lessivé de cette qualité péjorative. Le marché de l’art constitue un réseau permettant de tels processus.

L’achat-revente d’œuvres d’art : un moyen efficace de nettoyer un avoir monétaire sale

Lorsqu’un avoir est marqué en raison de son origine (revenus provenant d’un trafic illicite par exemple), une manière de le blanchir consiste à utiliser cette somme pour acheter un bien légitime moralement et/ou légalement, avant de le revendre. Par cette opération, l’avoir monétaire n’a plus pour origine directe l’activité marquée négativement, mais la revente de ce bien légitime. La revente s’effectue parfois à perte, et la différence de prix constitue alors, d’une certaine manière, le prix de ce blanchiment.

Le caractère extrêmement subjectif du prix d’une œuvre d’art rend son évaluation très complexe, ce qui peut favoriser les opérations de blanchiment (7). Deux parties complices (8) peuvent ainsi manipuler le prix de vente en fonction de la somme qu’ils cherchent à nettoyer. Là où le gonflement artificiel des résultats d’une entreprise requiert une certaine proportionnalité des sommes blanchies – en plus d’une habileté dans le maquillage de comptes –, le blanchiment de certains avoirs, parfois via des variations de prix de plusieurs millions de dollars (9), éveille moins de soupçons sur ce marché accoutumé aux prix instables (10). Certains marquages tenaces nécessiteront néanmoins de passer par un circuit de blanchiment plus élaboré. Une méthode efficace pour brouiller l’origine de l’avoir négativement marqué consiste à mélanger celui-ci avec d’autres. Sur le marché de l’art, cela peut notamment se faire en contractant un prêt en échange d’œuvres auprès d’une société de financement ou d’une maison de vente. Ces dernières, tenues à des règles plus souples que les banques concernant les déclarations d’activités suspectes, peuvent accepter ces œuvres, dont certaines auront une origine douteuse, en l’échange d’un prêt représentant jusqu’à 60% de la valeur du lot (11). L’avoir monétaire obtenu via ce prêt sera alors blanchi, puisqu’il proviendra d’une institution respectable, faisant oublier l’origine de certaines des œuvres échangées.

La dimension internationale de ce marché peut également se révéler utile. Les tableaux étant très faciles à transporter, il est aisé de réaliser les opérations d’achat et de revente des œuvres dans deux pays différents, et ainsi de diluer le marquage des sommes par la difficulté de retracer leur parcours hors des frontières. Ces ventes internationales peuvent alors donner lieu à des achats successifs par des « sociétés de paille » (12). Ces dernières peuvent être domiciliées dans des paradis fiscaux, ou sur le continent asiatique, particulièrement laxiste dans sa réglementation du marché de l’art, au point que certains estiment que les œuvres d’art connectées aux opérations de blanchiment y représenteraient 30 à 50% du marché (13). Le transit par ces montages juridiques parfois complexes permet de passer d’un avoir A1 sale à un avoir A3 blanchi, par l’intermédiaire d’un avoir A2 situé sur ce type de compte bancaire off-shore, ayant précisément le rôle de distancier et déconnecter A3 de A1 (14).

La grande opacité : un atout supplémentaire pour dissimuler l’origine des avoirs monétaires

Si la grande frivolité des prix et les facilités de transport des œuvres facilitent donc les blanchiments, il reste que c’est avant tout son opacité qui fait du marché de l’art un circuit de nettoyage particulièrement efficient. La qualification d’argent sale se pose aussi bien sur le plan moral que juridique. Différentes articulations des sanctions sociales qui lui sont attachées sont possibles, et les individus peuvent chercher à faire reconnaître leurs avoirs comme propres avec plus ou moins d’insistance dans chacun de ces deux registres (15). Mais là où le lessivage d’un marquage seulement moral peut parfois être peu complexe (16), les détenteurs de revenus provenant d’activités illicites ont besoin de recourir à des circuits plus opaques, capables d’empêcher les différentes polices spécialisées de retracer les origines des avoirs. Le marché de l’art, au même titre que certaines technologies récentes issues du monde des cryptomonnaies (17).

Un premier élément compromettant la traçabilité de ces transactions est l’utilisation importante du liquide : sur ce marché, le recours au cash est plafonné à 1.000 euros pour les acheteurs français, et à 15.000 euros pour les étrangers (18). La forte utilisation des ports-francs est également une des clés de voûte de cette opacité. Conçues au départ pour stocker des marchandises en transit entre deux aéroports, ces zones sont aujourd’hui massivement utilisées pour entreposer pendant parfois des décennies des œuvres qui changent plusieurs fois de propriétaire sous les radars, sans être taxées ni déplacées, et sans qu’il y ait d’obligation légale de déclarer le bénéficiaire de la vente (19).

A ces règles juridiques avantageuses s’ajoute la grande culture de la discrétion qui caractérise le marché de l’art. Rarement ailleurs des millions de dollars sont échangés au jour le jour sur le support d’une simple poignée de main, ou d’un acte de vente inscrivant « collection privée » en tant qu’acheteur comme en tant que vendeur (20), et et sans que les maisons de vente ne divulguent le prix de la transaction (21). Les autorités en charge de lutter contre le blanchiment peinent alors à faire la lumière sur ces échanges, et à retracer ce qui a été effacé avec beaucoup de soin. C’est le cas de la cellule Tracfin en France, se plaignant régulièrement du manque d’investissement dans la lutte contre le blanchiment de la part des acteurs du milieu de l’art (22). Si certains mettent en avant des contraintes de moyens techniques et de formation des professionnels des maisons de vente (23), des spécialistes du milieu confient que c’est avant tout cette culture du secret qui amène ces établissements à ne pas appliquer certaines normes au demeurant peu difficiles à respecter (24).

Conclusion

Pour toutes ces caractéristiques, tenant aussi bien au cadre juridique qui le gouverne qu’à ses usages, le marché de l’art se révèle donc être un potentiel circuit de blanchiment d’argent redoutablement efficace. Il y est possible d’acheter des œuvres à partir d’un avoir socioéconomiquement marqué comme sale, avant de les revendre par des procédures plus ou moins sophistiquées et discrètes, qui permettent de retirer un avoir allégé de ce marquage qui orientait ses usages et entravait sa fongibilité, en plus d’exposer parfois son détenteur à des poursuites judiciaires ou pénales.

Marius Garreau

Références :

(1)       Ferrari, M. (2016) ‘Art et blanchiment d’argent’, Sécurité globale, 7(3), pp. 121–126.

(2)       Mashberg, T. (2019) ‘De l’art de blanchir les capitaux’, Finances & Développement, September 2019, p. 32.

(3)       Blanc, J. (2013) ‘Usages de l’argent et pratiques monétaires’, in Steiner, P. and Vatin, F., Traité de sociologie économique. 2e éd. Paris: PUF (Quadrige), pp. 649–688.

(4)       Zelizer, V. (2005) La signification sociale de l’argent. Translated by C. Cler. Paris: Seuil (Liber), p. 33.

(5)       Høigård, C. and Finstad, L. (1992) Backstreets: prostitution, money, and love. University Park, Pa: Pennsylvania State Univ. Press.

(6)       Blanc, J. (2006) ‘Convertir la monnaie. A propos des modes d’articulation des monnaies.’, Atelier interdisciplinaire « La nature de la monnaie », Sudbury, Canada, p. 16.

(7)       Høigård, C. and Finstad, L. (1992) Backstreets: prostitution, money, and love. University Park, Pa: Pennsylvania State Univ. Press.

(8)       Dans un milieu où la complicité comme les escroqueries sont facilitées par une grande confusion des genres entre acheteurs, vendeurs, et tous les intermédiaires apportant leur conseil, ou facilitant les transactions. Voir Ferrari, M. (2016) ‘Art et blanchiment d’argent’, Sécurité globale, 7(3), p. 122.

(9) Forbes (2003) ‘Laundering Drug Money With Art’, 8 April. Available at: <https://www.forbes.com/2003/04/08/cx_0408hot.html?sh=33ac0c2566fc> (Accessed: 16 February 2023).

(10)       Les très importantes variations de prix sur ce marché provient notamment de la spéculation qui y règne, mais également du fait que les tableaux n’aient, finalement, « aucune valeur intrinsèque au-delà de celle que l’on accorde à l’artiste et de ce que ces œuvres peuvent représenter pour un petit groupe de milliardaires », Adam, G. (2018) La face cachée du marché de l’art: controverses, intrigues, scandales. Issy-les-Moulineaux: ‘Beaux-arts’ éditions., p. 78.

(11)       Adam, G. (2018) La face cachée du marché de l’art: controverses, intrigues, scandales. Issy-les-Moulineaux: ‘Beaux-arts’ éditions., p. 194.

(12)       Cohen, P. (2013) ‘Valuable as Art, but Priceless as a Tool to Launder Money’, The New York Times, 13 May. Available at: <https://www.nytimes.com/2013/05/13/arts/design/art-proves-attractive-refuge-for-money-launderers.html> (Accessed: 15 February 2023).

(13)       Art Media Agency (2014) ‘Blanchiment, corruption : la face sombre du marché de l’art asiatique’, La Tribune – Blog sur le marché de l’art, 10 October. Available at: <https://www.latribune.fr/blogs/le-blog-sur-le-marche-de-l-art/20141010tribdf53d3787/blanchiment-corruption-la-face-sombre-du-marche-de-l-art-asiatique.html> (Accessed: 17 November 2023).

(14)       Blanc, J. (2006) ‘Convertir la monnaie. A propos des modes d’articulation des monnaies.’, Atelier interdisciplinaire « La nature de la monnaie », Sudbury, Canada, p. 12.

(15)       Grosgeorge, M. (2015) ‘« L’argent sale ». Enjeux moraux et juridiques du marquage de l’argent’, Idées économiques et sociales, 182(4), pp. 25–34.

(16)       On peut à ce titre mentionner l’usage de tontines, suffisant parfois à masquer l’origine de certains revenus et ainsi à décloisonner leurs usages, voir, par exemple, Nguié, H.M. (2020) ‘Tontines et prostitution à Château-Rouge’, Revue internationale des études du développement, 244(4), pp. 81–96. 

(17)       Voir, par exemple, les mixers tels que le dispositif « Tornado », mélangeant et brouillant les origines des avoirs. Sur le sujet, Nadler, M. and Schär, F. (2023) ‘Tornado Cash and Blockchain Privacy: A Primer for Economists and Policymakers’, Federal Reserve Bank of St. Louis REVIEW, p. 15.

(18)       Perrotin, F. (2021) ‘Fraude et blanchiment de capitaux : focus sur le marché de l’art’, Actu-Juridique, 9 February. Available at: <https://www.actu-juridique.fr/fiscalite/droit-fiscal/fraude-et-blanchiment-de-capitaux-focus-sur-le-marche-de-lart/> (Accessed: 15 January 2023). Ces règles arrangeantes permettent à la fois de laisser moins de traces, et de convertir certains avoirs détenus en espèces en monnaie scripturale (la monnaie scripturale devenant plus liquide que la monnaie fiduciaire dans le cas de montants importants).

(19)       Adam, G. (2018) La face cachée du marché de l’art: controverses, intrigues, scandales. Issy-les-Moulineaux: ‘Beaux-arts’ éditions., p. 195.

(20)       Forbes (2003) ‘Laundering Drug Money With Art’, 8 April. Available at: <https://www.forbes.com/2003/04/08/cx_0408hot.html?sh=33ac0c2566fc> (Accessed: 16 February 2023).

(21)       Ferrari, M. (2016) ‘Art et blanchiment d’argent’, Sécurité globale, 7(3), p. 122.

(22)       Perrotin, F. (2021) ‘Fraude et blanchiment de capitaux : focus sur le marché de l’art’, Actu-Juridique, 9 February. Available at: <https://www.actu-juridique.fr/fiscalite/droit-fiscal/fraude-et-blanchiment-de-capitaux-focus-sur-le-marche-de-lart/> (Accessed: 15 January 2023).

(23)       Baecque, O.D. (2020) ‘Blanchiment et marché de l’art : comment lutter efficacement ?’, DE BAECQUE BELLEC, 30 January. Available at: <https://debaecque-avocats.com/blanchiment-argent-marche-art/> (Accessed: 15 January 2023).

(24)       Zaretsy, cité par Adam, G. (2018) La face cachée du marché de l’art: controverses, intrigues, scandales. Issy-les-Moulineaux: ‘Beaux-arts’ éditions., p. 196.

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