« A l’origine, il n’y a pas de définition académique de la guerre économique » : entretien avec Ali Laïdi, essayiste et journaliste à France 24

Journaliste pour France 24 où il anime l’entretien de l’Intelligence économique, docteur en sciences politiques et co-fondateur de l’École de pensée sur la guerre économique, Ali Laïdi a publié plusieurs ouvrages sur la guerre économique : « Le droit, nouvelle arme de guerre économique ? » (2021), « Histoire mondiale de la guerre économique » (2020), « Aux sources de la guerre économique » (2012), « Les Etats en guerre économique » (2010), « Les secrets de la guerre économique » (2004). Avec lui, nous revenons sur la définition de la guerre économique, la stratégie de la France en la matière et les dernières évolutions géopolitiques / géoéconomiques relatives à ce concept.

Pour débuter notre entretien, comment définiriez-vous le concept de « guerre économique » ? Comment en êtes-vous arrivés à étudier ce sujet ?

A l’origine, il n’y a pas de définition académique de la guerre économique. L’université ne nous propose pas de définition. Quand je reprends mes études en 2006 pour ma thèse, je définis donc la guerre économique comme «  l’utilisation de moyens déloyaux et/ou illégaux pour conquérir un marché ». Je précise également que la guerre économique existe à la fois en temps de paix et en temps de guerre. J’ajoute enfin que la guerre économique constitue le recours à la force et à la violence dans le champ économique alors que depuis 3 siècles on considérait que le champ politique en avait le monopole.

Au début des années 1990, je travaillais sur le terrorisme (1) et dans ce cadre-là j’avais rencontré des agents de sécurité qui m’ont expliqué qu’ils avaient une autre activité consistant à attaquer des entreprises privées. La guerre économique était également un angle intéressant en matière de terrorisme. Le choc des puissances a notamment entraîné une partie des violences terroristes. Le choc des puissances traduit en effet la volonté d’un acteur d’imposer sa domination en temps de paix et cela passe donc par la guerre économique. Dans les premiers textes d’Al-Qaïda, on trouve des références à la puissance économique et plus précisément à l’impuissance économique du monde arabo-musulman. Les premiers discours de Ben Laden ont une dimension politique et économique, défendant la capacité du monde arabo-musulman à s’en sortir seul grâce à ses ressources (pétrolières entre autres) et à s’émanciper des occidentaux. Chez l’Etat islamique, la dimension religieuse était davantage présente.

Avant moi, d’autres personnes avaient travaillé sur la guerre économique comme Christian Harbulot, fondateur de l’Ecole de guerre économique (2) et Nicolas Moinet qui vient des sciences de l’information (3). Pour ma part, j’ai fait une thèse en sciences politiques. Au niveau universitaire et académique, il y a hélas très peu de travaux sur ce concept.

Même si la guerre économique a manifestement toujours existé, sous des formes plus ou moins diverses, ce concept demeure néanmoins récent. Comment l’expliquez-vous ?

J’ai écrit une Histoire mondiale de la guerre économique (2016) (4) où j’explique que la guerre économique a toujours existé. Simplement on n’a pas voulu la voir, en particulier les Européens, au contraire des Américains, des Russes, des Japonais qui l’ont toujours vue. Nous avons refusé de l’analyser. Après la fin de la Guerre Froide, ce concept va néanmoins se développer au moment où plusieurs Etats vont reformater leurs administrations pour les mettre au niveau de la guerre économique, comme les Etats-Unis. Pour les Américains, il est clair que la bipolarité Est-Ouest est remplacée par le paradigme de la guerre économique.

Dans le domaine de la guerre économique, les Américains se sont justement imposés comme un pays leader, quelles ont été les étapes de ce processus au niveau historique ?

Il faut savoir que dès leur création, les Etats-Unis ont fait de leur indépendance économique et politique une préoccupation centrale. Vis-à-vis de la puissance britannique, le pays a adopté une logique protectionniste le temps d’avoir une industrie et des services au niveau du Royaume-Uni. Par la suite, ils ont dû se défendre et gravir les étapes d’une grande puissance jusqu’à la veille de la 1ère Guerre Mondiale. Chez eux, il y a une vraie conception de l’économie comme vecteur de puissance, sur le plan intérieur comme extérieur.

Lorsqu’ils remportent la victoire contre les Soviétiques en 1989, ils vont donc reformater leur administration pour faire de la protection des intérêts économiques américains la priorité n°1. Ils ont créé des institutions pour défendre les intérêts économiques des Etats-Unis. En 1993, Warren Christopher, secrétaire d’État de Bill Clinton, va devant le Congrès américain et dit : « nous voulons les mêmes moyens que nous avons eus pour lutter contre l’Union soviétique pour affronter le nouveau paradigme qui est la guerre économique, l’affrontement économique ».

La victoire de la première guerre du Golfe en 1991 concrétise également leur approche. Ils comprennent que la victoire est notamment due aux innovations en matière de communication, la communication comme instrument de propagande et comme instrument de guerre. Cette victoire éclair contre l’Irak a permis ensuite de faire basculer ces instruments du militaire vers le civil. En d’autres termes, comment utilisent-ils les armes de l’information pour que les Etats-Unis restent la seule et unique superpuissance mondiale ? De la même manière, les Américains entament alors une réflexion sur les missions des services de renseignement qui vont se réorienter vers la défense de leur économie.

Parmi les instruments utilisés par les Etats-Unis, l’extraterritorialité de leur droit est un élément fondamental. L’administration de la justice américaine est ainsi devenue une arme massive de guerre économique à l’image des cas de Siemens, Airbus, Alstom ou encore Technip. Pouvez-vous nous décrire son mode opératoire ?

La réflexion est assez simple : comment utilise-t-on notre droit pour défendre nos intérêts ? (5) Sans voter des lois qui se disent expressément extraterritoriales car la Cour Suprême américaine n’apprécie pas, ils les utilisent pour permettre à l’administration de poursuivre des acteurs étrangers, principalement via deux leviers : la lutte contre la corruption internationale et la violation des embargos imposés par Etats-Unis contre les Etats voyous.

La logique est la suivante : puisque nos entreprises sont soumises à des lois sur la corruption et les embargos, nous allons interdire aux entreprises étrangères de « trafiquer » (c’est le terme utilisé dans la loi Helms-Burton) avec Cuba, avec l’Iran, avec la Libye, etc. Si vous le faites, vous pouvez être poursuivi par une autorité de poursuite américaine. La justice américaine arrive au dernier moment dans le processus, une fois qu’un deal a été trouvé entre l’administration américaine et l’entreprise soupçonnée de violer la loi américaine.

Lors de l’enquête interne à laquelle l’entreprise est soumise, il y a des millions de données qui sont exploitées par l’administration américaine. Cela peut également servir à affaiblir des entreprises pour les racheter, à la manière d’Alstom racheté par GE.

En adéquation avec l’adoption du Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act dit Cloud Act en 2018, les données sont également devenues un sujet fondamental de souveraineté et un nouvel élément dans l’arsenal de guerre américain. Comment cela se traduit-il concrètement ?

Microsoft avait précédemment refusé de transmettre des données à la justice américaine parce qu’elles étaient hébergées hors du territoire américain. Face à cette problématique, les Américains ont voté le Cloud Act (2018) permettant à toute autorité de police américaine de demander à une entreprise américaine qui héberge des données hors du territoire américain de fournir ses données dans le cadre d’une enquête sans pour autant prévenir la personne propriétaire de ces données. En Europe et en France en particulier, on a très vite compris qu’il s’agissait d’un tournant et il y a eu une réaction pour pousser le développement de structures indépendantes comme le Cloud européen.

Il y a également eu les problématiques liées au transfert de données entre l’Europe et les Etats-Unis avec notamment les actions du militant Max Schrems. A la suite des échecs du « Safe Harbor » de 2000, annulé par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), et du « Privacy Shield » de 2016, invalidé en 2020 par la CJUE, la Commission Européenne a proposé un nouvel accord sur le transfert des données mais il faut voir si celui-ci va de nouveau être invalidé.

Jusqu’où l’essor de la Chine peut remettre en cause durablement la suprématie Américaine en matière de guerre économique ?

Très clairement, elle remet en cause l’hégémonie américaine. L’approche des Chinois à ce sujet est très claire, ils ont étudié les lois extraterritoriales américaines et y répondent par la réciprocité. Vous avez une loi sur l’export contrôle, voilà notre loi sur l’export contrôle. Vous avez une loi sur les données, voilà notre loi sur les données. Résultat, vous avez deux extraterritorialités qui s’affrontent et si nous, en tant qu’européens, nous décidons d’appliquer l’extraterritorialité américaine, nous somme susceptibles d’être poursuivis par les Chinois puisque nous intentons aux intérêts économiques de la Chine.

Or, malgré ce contexte, il n’y a pas de réponse de l’Europe. Nous n’avons pas de pensée stratégique sur ces sujets si fondamentaux.

Face à ces différentes affaires, des mesures ont tout de même été prises en France comme la mise en place du décret Montebourg, la loi Sapin II, avec une action accrue des pouvoirs publics. Pour vous, ces initiatives sont-elles positives ? Suffisantes ? Comment les parfaire ?

Nous sommes uniquement dans la réaction. La loi Sapin II est une réponse à l’extraterritorialité du droit alors que sur ces sujets d’intelligence économique, il faut anticiper. Seule la pensée stratégique vous permet d’anticiper. Alors effectivement, RGPD, Sapin II, le décret Montebourg, ce sont des bonnes initiatives mais cela reste des réactions. Tant que nous ne serons pas dans l’anticipation, cela ne pourra pas marcher.

Dans l’Europe occidentale, il est vrai que la France est sans doute le pays qui est le plus avancé sur cette réflexion, Néanmoins ce n’est pas suffisant, nous ne sommes pas encore au niveau des Américains et des Chinois. Donc pas encore en capacité de proposer une véritable solution à Bruxelles. Certes à Paris comme à Bruxelles, le lexique évolue : des termes comme « réindustrialisation », « souveraineté », « relocalisation » réapparaissent mais il n’y a pas de cadre stratégique véritable. Même les Américains, vis-à-vis de la Chine, sont dans une position de réaction. Ils sont dans une posture réactive mais n’ont pas de véritable stratégie pour répondre au plus grand défi géopolitique qu’ils affrontent depuis 1945.

Au niveau européen, nous n’avons pas de doctrine sur la sécurité économique, pas de texte en la matière par exemple. Au Japon (6), ils ont créé un ministère de la sécurité économique (7). De mon point de vue, il ne faut rien attendre de l’Europe. Maturons d’abord un vrai projet en France, puis nous pourrons ensuite le développer à l’échelle européenne.

Quelle stratégie mettriez-vous en place ?

Je ne possède pas la vérité absolue en la matière, mais il me semble évident que la première solution consiste à créer des laboratoires transdisciplinaires de recherche avec des économistes, des scientifiques, des historiens, des psychologues, des ingénieurs, des sociologues… Afin de tracer les grandes directions de recherche, d’étudier, comprendre la guerre économique et pourquoi pas y répondre avant qu’elle ne se transforme en guerre militaire.

Le point positif est que nous avons beaucoup évolué sur l’opérationnel. Par exemple, ce que fait le Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) à Bercy est très positif. Néanmoins cela reste au niveau du ministère de l’Économie, alors que cela relève de l’interministériel. Dans tous les pays que j’ai étudiés (Japon, Etats-Unis, Chine, Royaume-Uni…), cette question relève du plus haut niveau de l’exécutif. Il faut un équivalent du SISSE rattaché au président ou au premier ministre.

En matière de guerre économique, il y a un autre instrument que nous avons encore peu évoqué, c’est celui des sanctions économiques, remises sur le devant de la scène par la guerre en Ukraine. Les sanctions économiques mises en place par des Etats sont-elles efficaces ?

Toutes les études universitaires convergent sur le fait que les sanctions économiques sont très peu efficaces. Par exemple, l’embargo des Etats-Unis sur Cuba a débuté en 1962 et pourtant le régime n’a toujours pas changé. L’objectif n’a pas été atteint. De la même manière, l’Iran est sous sanctions depuis 1981, ce sont toujours les Mollahs qui dirigent. Donc d’un point de vue académique, les sanctions économiques ne fonctionnent pas. Malgré les sanctions, les chiffres de croissance de la Russie sont très bons. Les sanctions manquent d’efficacité à court comme à long terme. On ne peut pas limiter notre approche des problèmes géopolitiques à l’application des sanctions même si je reconnais leur utilité symbolique. Il s’agit davantage d’un instrument de communication vis-à-vis des opinions publiques.

Vous avez aussi publié un ouvrage sur l’histoire mondiale du protectionnisme (8). Comment caractérisez-vous l’évolution récente du protectionnisme ?

L’immense progrès de 1945 à 1995, avec la création du GATT puis de l’OMC, porte sur les tarifs douaniers. Ils sont passés d’une moyenne de 40% à 3%. Toutefois le protectionnisme n’a pas disparu. Il revient même à travers l’imposition de normes ou le retour des subventions comme on le voit aux Etats-Unis. C’est l’Inflation Reduction Act (IRA) par exemple (9) avec des efforts sur la commande publique. Même l’Europe qui est peu protectionniste comparé à ses alliés américain et japonais, est contrainte d’aider ses entreprises.

Le développement du protectionnisme semble aujourd’hui inexorable.

Je vois mal comment éviter une fragmentation du commerce mondial. Aujourd’hui, il y a clairement trois camps : un camp sino-russe, un camp euro-américain avec leurs alliés, ces deux camps fleurent bon la Guerre Froide. Entre 1945 et 1989, il y avait une tentative de non-alignés mais ils n’avaient aucun poids. Or, désormais, il y a une troisième force qui est non-alignée mais qui a un vrai rôle à jouer. L’Inde par exemple, qui a quelques soucis de frontières avec la Chine ne va pas forcément s’aligner systématiquement derrière les Etats-Unis. Idem du côté des pays pétroliers arabes qui ne suivront pas toujours Washington. Ces non-alignés joueront leur propre carte. Nous devons sortir du logiciel du XXème siècle et nous adapter à un monde où la domination occidentale s’éteint lentement mais surement. Actons que nous ne sommes plus les ultra-dominants et élaborons une stratégie pour préserver notre souveraineté, accroitre notre puissance sans écraser les autres.

Peut-on gagner une guerre économique en étant le plus faible ?

Non, mais en actant que l’on est faible, on peut mettre en place des stratégies adaptées. C’est ce qu’a fait la Chine (10). Au début des années 1980, elle utilise la force de l’autre (transfert de technologies, espionnage, protectionnisme…) pour nourrir sa puissance. Est-ce que nos élites sont capables d’avoir ce type de raisonnement ? Capables de penser comme des faibles pour contrer les visées hégémonistes chinoise ou américaine ? Je n’en suis pas certain. Or, nous devons réagir maintenant car si nous ne le faisons pas, nous sortirons de l’Histoire.

Nathan Granier

Références :

(1)       Ali Laïdi (2006), « Retour de flamme. Comment la mondialisation a accouché du terrorisme », Ed. Calmann Lévy.

(2)       Nicolas Moinet et Christian Marcon (2006), « L’intelligence économique », Ed. Dunot.

(3)       Christian Harbulot (1992), « La machine de la guerre économique », Ed. Economica.

(4)       Ali Laïdi (2016 puis 2020), « Histoire mondiale de la guerre économique », Ed. Perrin.

(5)       Ali Laïdi (2021), « Le droit, nouvelle arme de guerre économique », Ed. Actes Sud.

(6)       Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (2021), Brève stratégique n°20, L’ambition japonaise d’une stratégie de sécurité économique : une voie à suivre, available at : <https://www.irsem.fr/publications-de-l-irsem/breves-strategiques/breve-strategique-n-20-2021.html>

(7)       Visions Mag (2022), « Takayuki Kobayashi à la tête du nouveau ministère japonais de la Sécurité économique », available at : <https://visionsmag.com/takayuki-kobayashi-a-la-tete-du-nouveau-ministere-japonais-de-la-securite-economique/>

(8)       Ali Laïdi (2022), « Histoire mondiale du protectionnisme », Ed. Passés composés.

(9)       Camille Guittonneau (2022), « L’ambitieux plan industriel de Biden face aux enjeux climatiques », Easynomics, available at : <https://easynomics.fr/2022/10/13/lambitieux-plan-industriel-de-biden-face-aux-enjeux-climatiques/>

(10)       Ali Laïdi (2023), « La Chine ou le réveil du guerrier économique », Ed. Actes Sud.

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