
La production de biens et services, la mobilité des biens et des personnes ou encore le stockage numérique de l’information nécessitent toujours plus d’énergie. En 2018, le think tank The Shift Project relève que l’empreinte énergétique du numérique, secteur en plein essor, augmente de 9% chaque année. De l’agriculture au numérique en passant par l’industrie lourde, les activités économiques humaines reposent sur la consommation d’énergie. Décryptage.
L’énergie, une grandeur physique
Indéniablement, il est difficile de définir l’énergie. On lui associe généralement l’électricité, voire le pétrole. Dans le langage courant, l’énergie est une sorte de carburant, permettant de faire fonctionner nos différentes machines mécaniques, électriques ou électroniques, ou encore notre métabolisme. Mais l’usage du terme “énergie” dans le langage courant prête à confusion. Il n’est pas rigoureux du point de vue scientifique. L’énergie est avant tout une grandeur physique qui intervient dans les transformations de notre environnement, qui résultent des interactions entre différents systèmes. Commençons par définir la puissance d’un système comme le produit d’un effort (force, pression, tension…) par un flux (vitesse, débit, intensité…) :

L’énergie du système correspond à la puissance de ce système pendant une durée définie :

L’évolution d’un système (changement d’état, changement de température, mouvement, travail…) s’accompagne d’un transfert d’énergie.

En 1887, le physicien allemand Max Planck publie un ouvrage sur la conservation de l’énergie (Le Principe de la conservation de l’énergie). « Le concept d’énergie en physique tient avant tout sa signification du principe de conservation qui le concerne », annonce-t-il. Ainsi, on ne peut pas fabriquer de l’énergie. Mettons que je souhaite disposer d’énergie électrique à partir de la matière première charbon. La combustion du charbon dégage de la chaleur. L’énergie impliquée est thermique. Cette énergie thermique permet le changement d’état de l’eau, de l’état liquide à l’état gazeux. La vapeur d’eau exerce une contrainte mécanique contre une turbine. L’énergie est alors mécanique. La turbine entraîne un alternateur, convertissant ainsi l’énergie mécanique en énergie électrique. L’énergie électrique n’a pas été fabriquée à partir de rien. Le processus d’obtention d’énergie électrique n’est qu’une succession de changements de la nature de l’énergie. Il est inexact de parler de production et de consommation d’énergie. Ces expressions vont à l’encontre du principe de conservation de l’énergie énoncé par Max Planck. En réalité, l’homme ne fait que transformer de l’énergie pour l’adapter à ses besoins.
De la ruralité à l’économie moderne : un bref historique de la maîtrise de l’énergie
La sédentarisation de l’homme s’accompagne du développement de l’agriculture. L’homme développe des outils afin de rendre son travail plus aisé. Mais il est limité par la puissance de son métabolisme. Aussi, il a rapidement recours à la puissance des animaux de trait pour augmenter sa productivité. Jusqu’au Moyen-Âge, l’économie européenne repose principalement sur l’agriculture. L’économiste français Gaël Giraud distingue deux révolutions d’ampleur pour l’économie européenne. Ces deux révolutions sont fondées sur la maîtrise de l’énergie, qui permet la transformation de ressources naturelles et agricoles en produits finis. Tout d’abord, la Révolution marchande des XIIème et XIIIème siècles coïncide avec l’invention des moulins à eau et des moulins à vent. En effet, les moulins exploitent la puissance des éléments naturels afin d’effectuer des transformations de matières premières et de matières agricoles, que l’homme n’aurait pas pu effectuer. La Révolution industrielle permet l’essor du secteur secondaire : l’industrie. A travers la machine, l’homme décuple ses capacités. Or, la machine fonctionne grâce aux énergies fossiles.

Le XXIème siècle est résolument tertiaire. A l’heure du numérique, les labours et la machine à vapeur semblent loin derrière nous. A première vue, l’économie numérique semble moins énergivore que l’industrie lourde. Pourtant, tout comme les secteurs primaire et secondaire, l’économie tertiaire repose sur la maîtrise de l’énergie. Car pour faire fonctionner nos ordinateurs personnels, data centers et réseaux de communication, il faut de l’électricité. Par ailleurs, pour extraire et transformer les matériaux essentiels à la fabrication de nos outils, il faut de l’énergie. De nombreux travaux montrent qu’à l’échelle mondiale, la relation entre consommation d’énergie et croissance du PIB reste stable. Les Trente Glorieuses, période de croissance exceptionnelle, s’accompagnent d’une consommation très importante d’hydrocarbures. Les chocs pétroliers de la deuxième moitié du XXème siècle ont confirmé une forte dépendance de l’économie à l’énergie. C’est d’ailleurs ce qui a poussé la France à déployer un vaste programme électronucléaire, afin d’assurer sa sécurité énergétique.
Les liaisons dangereuses
En économie, il est classique de distinguer biens publics, biens communs, biens privés et biens de club selon un degré de rivalité (la consommation d’un bien par un agent affecte la quantité disponible pour les autres agents) et un degré d’excluabilité (on peut aisément contrôler l’accès à ce bien, par une barrière monétaire par exemple). Cette classification a conduit Garett Hardin (The Tragedy of the Commons, 1968) à interroger la notion de bien commun. Selon lui, l’accès aux ressources naturelles serait totalement libre (critère de non-excluabilité) et mènerait, à terme, à une destruction des ressources. L’action de l’homme sur la nature exigerait donc des mesures de sauvegarde.
En matière d’énergie, la notion de non-excluabilité ne semble pas s’appliquer. Pourtant, celle-ci est souvent assimilée à n’importe quelle autre ressource : abondante et accessible au plus grand nombre.
En économie, l’élasticité mesure la variation d’une grandeur effet en fonction des variations d’une grandeur cause. Plus l’élasticité est importante, plus l’effet est sensible à la cause. En particulier, les économistes se sont intéressés à la sensibilité du PIB par habitant vis-à-vis de la “consommation” mondiale d’énergie :

De nombreux économistes s’accordent sur une valeur très faible de cette élasticité, inférieure à 10%. Autrement dit, le PIB par habitant serait peu influencé par les questions énergétiques.
Mais le postulat énoncé précédemment est aujourd’hui remis en question. Ainsi, Gaël Giraud a mené des travaux empiriques afin de réévaluer l’élasticité PIB par habitant – “consommation” d’énergie. Il conclut que l’élasticité est de l’ordre de 60%. Autrement dit, l’énergie aurait un impact considérable sur le PIB par habitant. Or, l’énergie est soumise à des contraintes d’ordre géographique ou politique. Par ailleurs, les ressources naturelles existent en quantités limités, même lorsqu’elles sont abondantes. De plus, l’extraction des ressources permettant de “produire” de l’énergie nécessite elle-même des quantités d’énergie d’autant plus importantes que la ressources est rare. Une mauvaise gestion des ressources entraînerait un cercle vicieux en matière d’énergie. Si les ressources viennent à manquer, l’énergie manquera également, et l’économie sera impactée. L’économie peut donc être perturbée très fortement si les ressources énergétiques sont insuffisantes.
Et maintenant ?
Ainsi, l’économie moderne dépend fortement de l’énergie. Cette énergie ne peut être fabriquée à partir de rien. Elle est transformée par l’homme à travers l’utilisation de ressources naturelles, elles-mêmes finies. Si l’on veut découpler consommation d’énergie et croissance, alors il faut miser sur l’efficacité énergétique. Mais une autre piste prônée par plusieurs économistes mérite que l’on s’y intéresse : il s’agit d’intégrer les considérations physiques (thermodynamique, finitude des ressources…) dans les calculs économiques.
Camille Guittonneau et Jeanne Ménage