
Dur mois de décembre pour les institutions culturelles parisiennes : obérant la capacité des spectateurs à se déplacer, les grèves constituent un des facteurs explicatifs de la chute moyenne des recettes de 40% pour les théâtres et de 50% pour les musées. Les manifestations, qui n’ont de prime abord rien à voir avec les activités des lieux culturels, ont pu avoir un effet négatif sur ceux-ci sans que cela ne se traduise (pour l’instant !), par une compensation financière.
Les relations qu’entretiennent les institutions culturelles avec leur environnement sont ambigües : si elles peuvent subir de plein fouet les répercussions d’événements qu’elles ne peuvent maîtriser, comme dans le cas des grèves, elles peuvent aussi profiter d’effets en cascade qui boostent leurs recettes. Au contraire, elles peuvent aussi permettre par leur activité la création de conditions d’un environnement économique dynamique. Ainsi, les institutions culturelles sont très sensibles à leur environnement local : comment appréhender cette relation ? L’Etat a t-il un rôle à jouer ? Ce sont tous les enjeux des externalités économiques que nous allons aborder maintenant.
L’influence ni souhaitée ni souhaitable du voisin
Les externalités sont des effets positifs ou négatifs sur le bien-être d’agents économiques causés par l’activité d’autres agents économiques sans qu’il n’y ait à cela de contrepartie ou de compensation. La littérature économique a largement développé la notion d’externalité dans le cas du développement durable, où un producteur produirait excessivement par rapport à l’optimum social : l’implantation d’une usine localement nuit par exemple à son environnement par la pollution qu’elle peut engendrer, sans qu’elle ne doive verser dans un premier temps une quelconque compensation. C’est dans une certaine mesure le même mécanisme qui est à l’œuvre pour les lieux culturels, dont la fréquentation est tragiquement dépendante de leur environnement. Le 5 décembre 2019, premier jour marquant le début des grèves qui ont paralysé les transports parisiens durant tout le mois, la moitié des théâtres ont fermé leurs portes, sans que personne ne puisse rien y faire ! La « production » intensive de grèves, conjoncturelle, a déstabilisé l’équilibre de marché jusqu’alors mis en place, qui suppose que les transports publics fonctionnent afin de permettre aux Parisiens et Parisiennes de sortir le soir. En outre, la présence d’externalités représente bien une défaillance du marché : le prix à lui seul n’est plus capable de refléter l’équilibre entre l’offre et la demande, les cartes du jeu sont faussées. En d’autres termes, le prix d’un ticket de métro « n’incorpore » pas le risque d’une grève pouvant pénaliser les lieux culturels.
Alors, quelles sont les solutions possibles ? Même pour des économistes considérés à tort comme libéraux, tel qu’Adam Smith, l’intervention de l’Etat est justifiée pour suppléer le marché en présence d’externalités. Le célèbre économiste britannique Arthur Cecil Pigou affirme ainsi dans L’Economie du bien-être qu’il existe une taxe « optimale » (permettant « d’internaliser » ces fameuses externalités), dont le montant serait égal à la différence entre le coût marginal social et le coût marginal privé : la taxe pigouvienne. Pour reprendre notre exemple d’usine, l’application d’une taxe (l’action sur les prix) permettrait de ramener le coût marginal privé au niveau du coût marginal social, et ainsi d’intégrer au marché les externalités négatives directement lors du processus de production.

Cependant, il reste très difficile d’observer et d’évaluer correctement les externalités négatives. En effet, pour reprendre l’exemple des lieux culturels, on imagine mal l’Etat imposer une taxe à la RATP afin « d’internaliser » les effets néfastes qu’elle peut avoir potentiellement sur les théâtres, musées ou salles de concert en cas de grèves. De plus, il ne faut pas également négliger la multiplication des agents générateurs d’externalités négatives : il n’est pas du tout certain que la nette chute de la fréquentation des lieux culturels soit à 100% liée aux grèves, mais également à d’autres facteurs tout aussi divers que la baisse du budget consacré à la culture par les ménages ou la météo…
Quand les institutions culturelles stimulent leur environnement
Si une activité peut influencer négativement le bien-être d’autres agents économiques, elle peut également le soutenir, sans contrepartie ! Il est communément admis que les institutions culturelles permettent de dynamiser leur environnement économique, par des effets d’entraînement.
Prenons pour illustrer ce phénomène l’exemple du Festival d’Avignon. 282 représentations, 106 700 billets vendus et un taux de fréquentation de 95,5% pour l’édition 2019 : au-delà de ces très bons chiffres, la prestigieuse institution créée en 1947 par Jean Vilar engendrerait 37 millions d’euros de retombées économiques tous les ans sur l’ensemble de la ville. Ce n’est pas moins de 20% du chiffre d’affaire des commerçants d’Avignon qui est réalisé lors des trois semaines du festival, et on estime à 1600 la création d’emploi indirecte permise par l’événement !

Ici, on ne cherche pas à internaliser les externalités présentes, bien au contraire. On ne va pas imposer le restaurateur qui bénéficierait de l’affluence de cette période pour corriger la « défaillance » du marché. On capitalise plutôt sur les opportunités crées par le Festival pour faire vivre tout un écosystème.
Cela peut même se révéler être une stratégie d’investissement, mais à quel prix ? Avignon, 90 000 habitants, affiche un taux de pauvreté de 31% (selon les dernières données de l’INSEE de 2016), contre une moyenne nationale de 14,1%. Les subventions accordées par l’Etat au Festival d’Avignon quant à elles s’élèvent à presque 8 millions d’euros, couvrant 60% du budget. Il s’agit alors de relativiser l’impact que peuvent avoir les institutions culturelles sur un territoire : les efforts entrepris doivent être accompagnés par une politique locale efficace et cohérente.
Surtout, il faut s’abstenir dans l’absolu « d’exiger » quoique ce soit des institutions culturelles quant à leur rentabilité, voire pire, de les mettre en concurrence avec d’autres investissements d’autres secteurs qui seraient plus porteurs pour un territoire. « Nous avons l’espoir d’un changement de genre politique qui n’assigne plus notre devenir à la nécessité économique et aux dieux obscurs de la finance » déclarait en ce sens Olivier PY en 2018. Si les institutions culturelles sont en situation d’interdépendance avec leur environnement, leur raison d’être n’est pas, au contraire de l’entreprise, d’atteindre des objectifs de performance économique. Ce qui semble de moins en moins évident avec le retrait progressif de l’Etat du financement de la culture, les amenant à réfléchir à de nouveaux modèles économiques.
Bastien Antoine
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