
« Conformément à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution de 1958 et après en avoir obtenu l’autorisation du Conseil des ministres du 29 février, j’ai décidé d’engager la responsabilité du Gouvernement sur le projet de loi instituant un système universel de retraites. » Par ces mots, le Premier Ministre marque un tournant dans le processus législatif du Projet de Loi ordinaire (PJL) des retraites. Si le recours au 49-3 est dommageable dans un contexte où le Parlement semble déjà particulièrement affaibli, son intervention ne semblait être qu’une question de temps compte-tenu de la forte obstruction parlementaire, notamment de la part des députés de la France Insoumise. Au-delà des considérations et des jeux politiques, cette réforme des retraites est-elle réellement bien sentie ? Surtout quels seront ses effets réels ? Ce modeste article ne pourrait que difficilement traiter dans toute sa complexité un des sujets les plus épineux du système économique français. Toutefois il entend vous offrir quelques grilles de lecture afin de pouvoir vous faire votre propre opinion sur ce projet, sans devoir souscrire aveuglément à celle d’un parti politique. La réforme des retraites, décryptage.
Le projet initial du gouvernement, trois axes annoncés : universalité, équité et responsabilité
Afin d’entrer dans le vif du sujet, venons-en naturellement au projet du gouvernement. Plusieurs arguments majeurs animent cette réforme des retraites. En premier lieu se posait le problème de l’égalité entre les différents systèmes de retraite. En effet avec près de 42 de régimes spéciaux, le système de retraites français établit des disparités fortes, notamment entre public et privé. Cette absence d’égalité pourrait se justifier d’un point de vue de l’équité, les professeurs entre autres pâtissent de faibles rémunérations compensées par un système de retraites avantageux. La complexité demeure néanmoins et sans doute la principale problématique. Le calcul du montant des pensions sont extrêmement complexes, avec des différences selon le régime de retraite (de base ou complémentaire) et selon le type d’emploi (cadre ou non-cadre, public ou privé, régimes spéciaux, travail à l’étranger). La méthode de calcul est d’une grande opacité et peut créer aussi un sentiment d’injustice. Se posent ainsi la question de la simplicité, de la justice, et enfin celle du financement.
Le système français est en effet un système par répartition à prestations définies ; le montant des pensions est garantie au moment du départ à la retraite. Si le régime devient insoutenable financièrement, il est alors nécessaire de jouer sur les paramètres (réforme paramétrique) pour augmenter le montant total des cotisations afin de pouvoir servir les pensions garanties des retraités. Pour augmenter le montant total des cotisations, il est alors possible d’augmenter le taux des cotisations pour les actifs, d’augmenter le nombre d’annuités de cotisation ou de décaler l’âge minimum légal de départ à la retraite. Or avec l’arrivée à la retraite prochaine des baby-boomers, la France va vers un doublement à 2040 du nombre de retraites alors que dans le même temps la population active resterait stable. Sans les réformes successives pour équilibrer le financement, les dépenses des retraites en proportion de la richesse nationale serait ainsi passé d’environ 11 à 20 points. Dans ce contexte, la réforme du gouvernement s’inspire de ces trois grandes problématiques : la diversité des régimes et la complexité (qui amènent l’universalité), le sentiment d’injustice (qui amène l’équité) et le financement (qui amène la responsabilité).
Dans la lignée de ces trois objectifs, la réforme d’Emmanuel Macron s’inspire grandement de la réforme des retraites de la Suède. En juillet 2017, lui-même déclarait : « j’ai toujours considéré qu’il y avait, dans ce que certains ont pu appeler ‘le modèle suédois’, une véritable source d’inspiration à plusieurs égards. » Au contraire de la France, en Suède le régime de retraites n’est pas un régime à prestations définies, mais un régime à cotisations définies. Le niveau des pensions constitue la variable d’ajustement (alors que ce sont les cotisations qui représentent la principale variable d’ajustement dans le système français actuel), c’est à dire que le montant des pensions versées aux retraités n’est pas garanti a priori, mais défini au moment du départ à la retraite, en fonction de critères tels que le montant des cotisations versées par l’individu, l’espérance de vie estimée de sa génération et l’âge du départ à la retraite. Il n’existe donc pas d’âge légal de départ à la retraite ; chaque suédois peut décider de prendre sa retraite quand il le souhaite, entre 61 ans et 67 ans. Dans cette perspective, la réforme du gouvernement met en place en France un système universel par point.

Selon les éléments de langage du gouvernement, « l’enjeu du système universel est de proposer un système plus simple et plus lisible, où 1 euro cotisé vaudra la même chose pour tous, et protégeant mieux les Français en situation précaire. » En effet la plupart des régimes de base fonctionnent aujourd’hui « par annuités » avec des trimestres validés, or pour valider un trimestre, il faut avoir travaillé l’équivalent de 150 heures au SMIC ; en-deçà, il n’y a pas d’ouvertures de droits. Cela pénalise fortement les carrières hachées, ceux qui travaillent sur de courtes durées ou en situation précaire. Avec une valeur du point commune, le gouvernement souhaite donc bien mettre en place un système où un euro cotisé vaudra la même chose pour tous. Chaque français aurait un compte retraite, qui lui permettra de savoir où il en est. En principe, la réforme des retraites et ses lignes directrices sont prometteuses voire louables.
Un système universel à points : un modèle débattu
Néanmoins est-ce finalement si profitable que le gouvernement souhaite nous le faire croire ? Tout d’abord il est certain que ce système accorde plus de lisibilité (au moins dans son fonctionnement) et résout surtout le problème de financement. Pour comprendre davantage la réforme française, nous pouvons en revenir à celle de la Suède et à son nouveau système de retraites. Pour Joakim Palme, professeur de sciences politiques à l’université d’Uppsala : « d’abord, il a résolu le problème du financement, puisqu’il est complètement déconnecté des finances de l’Etat. Ensuite, sa symétrie lui donne de la lisibilité : chaque couronne cotisée offre les mêmes droits. Il augmente aussi les incitations à travailler plus longtemps, en prenant en compte le fait que nous vivons en meilleure santé plus longtemps. » Sur ce dernier point, le système suédois s’accompagne en effet d’incitations à embaucher des seniors et des exonérations de charge. La Suède possède ainsi un taux d’emploi sur les 55-64 ans record, statistique où la France est dans la moyenne basse des pays européens.

Toutefois cet avantage majeur posé, de nombreuses autres problématiques voient le jour. Hormis pour des cas particuliers, le changement de méthode de calcul devrait occasionner une baisse du niveau général des retraites. En Suède, le nouveau système a généré une baisse du niveau de pensions pour 92% des femmes et 72% des hommes, cet effet est d’autant plus fort avec la fin des régimes spéciaux. Au lieu de travailler plus longtemps pour avoir une meilleure pension, les suédois travaillent en réalité pour toucher… la même pension voire une pension inférieure. Les années supplémentaires ont un impact marginal qui est alors extrêmement significatif sur le niveau de la retraite : une forme d’injustice puisque ceux qui ont les travaux les plus pénibles sont ceux qui justement auront le plus de mal à faire ces quelques années supplémentaires.
De surcroît dans l’optique d’un système universel, les femmes sont également perdantes ayant des rémunérations en moyenne légèrement plus faibles que les hommes et davantage recours au temps partiel. Pour résumer « c’est un système qui a transféré la responsabilité de l’Etat vers l’individu, qui doit désormais assumer les coûts et les risques, ce qui nécessite de faire tous les bons choix », note Ingemar Hamskär, expert auprès de l’organisation de retraités Pro. Le modèle fonctionne très bien, dit-il, « pour ceux qui ont des salaires moyens ou élevés, une pension professionnelle, et une carrière linéaire ». Derrière cette idée de l’ « individualisation », c’est directement celle de la capitalisation. En effet si la réforme des retraites préserve un système par répartition en France, a fortiori chacun sera incité de plus en plus à recourir à un système d’épargne privé. Il n’est pas garanti qu’un même euro de cotisation donne les mêmes droits aux différentes générations qui se succéderont. Dans ce contexte et avec des pensions en baisse, le système français se dirige à demi-mot vers un système relativement mixte où retraite publique est complétée par une stratégie d’épargne privée. La dernière question qui se pose évidemment constitue la méthode de calcul du point. En Suède, la valeur des points varie en fonction de la conjoncture économique et du succès en Bourse des fonds de pension publics, ainsi que l’évolution de l’espérance de vie (plus elle augmente, plus les Suédois doivent travailler longtemps). En France, le projet de loi des retraites fixe les grands principes de calcul : les droits (la valeur du point et son taux de conversion en pension) seront indexés sur le revenu moyen par tête ; l’âge d’équilibre évoluera en fonction de l’espérance de vie ; les pensions elles-mêmes seront, comme aujourd’hui, indexées sur les prix. Afin de rassurer sur l’évolution du point, le gouvernement prévoit dans la loi une « règle d’or » selon laquelle « la valeur du point ne pourra pas baisser ». Cette règle n’est que l’arbre qui cache la forêt d’inquiétudes autour du niveau réel des pensions. Sur la question précise du point, l’économiste Pisani-Ferry offre plusieurs propositions intéressantes afin de sécuriser au maximum le niveau des pensions.
Si l’on devait résumer en quelques mots, le système universel à point est plus lisible et résout grandement la question du financement, néanmoins il implique de travailler plus longtemps, crée de l’incertitude sur le niveau des pensions et introduit enfin l’épineux problème de la capitalisation (à rebours du modèle français). S’ouvre également une autre problématique et sans doute le défi majeur de cette réforme des retraites : la justice sociale.
Une réforme de justice sociale ?
C’est un des arguments du gouvernement si ce n’est son argument phare : cette réforme des retraites est une réforme de justice. Plutôt que de citer directement le gouvernement, nous pouvons citer sur ce point et ce assez étonnement… Thomas Piketty ! En effet en 2013 dans sa proposition avec Antoine Bozio, l’économiste français propose un modèle relativement similaire à la réforme actuelle et également inspiré par le modèle suédois. « Notre étude souligne que, contrairement à une idée reçue, le système de comptes individuels tend à avantager les salariés les plus défavorisés » et ce notamment car les salariés les plus défavorisés ont souvent un salaire plus linéaire (ils touchent le SMIC toute leur vie par exemple). Le système proposé par les deux économistes demeure néanmoins davantage redistributif que celui proposé par le gouvernement et propose justement des méthodes de calcul avantageuses, notamment sur la prise en compte de l’espérance de vie : « Le rendement appliqué aux cotisations étant cumulatif, il donne plus de valeur aux contributions effectuées en début de carrière, avantageant les salariés ayant commencé à travailler tôt. » Le rapport de Piketty et Bozio demeure extrêmement instructif, montrant par ailleurs les avantages du modèle suédois bien que ce modèle doive être entouré d’un grand nombre de garanties.
Pour reprendre le même Thomas Piketty qui désormais est un opposant farouche à la réforme du gouvernement, avec cette réforme des retraites : « vous essayez de faire de la justice en opposant les bas salaires entre eux ». C’est bien le problème en amenant de l’égalité, on peut s’éloigner de l’équité (forme de justice supérieure chez Aristote, reprise par John Rawls notamment). Dans ce domaine, c’est principalement la notion de pénibilité qui a été introduite par le rapport Delevoye et reprise par le gouvernement, le travail parlementaire a également produit des effets mais sans changer réellement l’esprit de la réforme. Sur ce sujet, il n’y a pas nécessairement de solution miracle et s’oppose un débat quasiment philosophique. D’un côté vous pouvez considérer que la retraite doit être strictement représentative de l’effort fourni au sein de votre vie : au fond si vous avez bien gagné votre vie, votre retraite doit être bien supérieure et cela est normal. De l’autre, vous pouvez considérer que la retraite doit corriger ces inégalités. En effet les inégalités de salaires (et de patrimoines!) étant déjà importantes, il faudrait que la retraite permette à tous au moins le temps de quelques années de bénéficier d’un repos mérité.
En partialité reconnue, je me placerais davantage dans le second camp et ait particulièrement apprécié les propositions de Pierre Merle sur le sujet. Pour le reprendre : « il existe plusieurs façons de réduire cette injustice fondamentale. La première serait d’augmenter le taux de cotisation en fonction du niveau de revenu puisque l’espérance de vie croît régulièrement avec celui-ci. Cette sur-cotisation des actifs aisés permettrait un départ moins tardif des actifs dont l’espérance de vie est la plus courte. Cette sur-cotisation relèverait d’un principe de solidarité mais tout autant d’un principe d’équité afin que le rapport entre les années de cotisation et les années de retraite soit proche quels que soient le statut et le revenu. Une autre solution serait de mieux prendre en compte la pénibilité au travail qui affecte l’espérance de vie. Sur cette question, le rapport Delevoye et le gouvernement présentent des mesures limitées qui auront des effets réduits voire insignifiants sur l’ampleur de l’injustice liée aux différences d’espérance de vie. La décision la plus injuste est sans aucun doute la fixation d’un « âge du taux plein », « âge pivot » ou « taux d’équilibre » à 64 ans qui serait, de fait, la variable d’ajustement centrale du futur régime de retraite. »
Au bénéfice du gouvernement, plusieurs efforts ont été faits en matière de justice. La mise en place d’une retraite minimale de 1000 euros servira notamment des professions tels que les agricultures est un symbole positif. Cette idée de « retraite minimale » n’est d’ailleurs pas sans évoquer une nouvelle fois la possibilité d’un revenu universel qui là aussi offrirait un apport sur le plan des retraites. Pour Thomas Piketty, l’effort demandé doit être davantage significatif pour les plus hauts revenus qui restent relativement ménagés par la réforme des retraites : « Le projet Delevoye prévoit, par exemple, un taux de remplacement égal à 85 % pour une carrière complète (43 années de cotisations) au niveau du SMIC. Ce taux tomberait ensuite très rapidement à 70 % à seulement 1,5 SMIC, avant de se stabiliser à ce niveau précis de 70 % jusqu’à environ 7 SMIC (120 000 euros de salaire brut annuel). C’est un choix possible, mais il en existe d’autres. On pourrait ainsi imaginer que le taux de remplacement passe graduellement de 85 % au SMIC à 75 %-80 % autour de 1,5-2 SMIC, avant de s’abaisser graduellement vers 50 %-60 % aux environs de 5-7 SMIC. »
A rebours de ces critiques fortes sur la justice, ce sont des problématiques de financement qui s’imposent. Si sur le papier le modèle suédois présente des apports, la transition est longue et le projet du gouvernement reste extrêmement flou. Symbole de ces lacunes, ce sont même deux historiques de la majorité (Laurent Saint-Martin et Emilie Cariou, députés LREM) qui ont demandé des garanties : « Quelles compensations financières seront nécessaires pour ne pas dégrader les salaires nets de la fonction publique ? Quels impacts la réforme aura-t-elle sur les relations financières entre l’État et la Sécurité sociale ? Quels enjeux financiers représentent les hausses de salaires des enseignants ? » Le Conseil d’Etat avait auparavant taclé l’étude d’impact à la fin du mois de janvier.

En conclusion
Sans vouloir être trop sévère avec le gouvernement, il semble que ce projet de réforme des retraites manque de préparation. Dans leur proposition de réforme, Piketty et Bozio expliquent justement l’échec de la réforme italienne par un excès de précipitation. Pour la fameuse réforme suédoise, la première commission de réflexion s’est tenue en 1991 et le premier versement des pensions basé sur le nouveau régime n’a eu lieu que 12 ans après, en 2003 et malgré cela, la réforme ne semble pas forcément faire l’unanimité. Dans ce contexte, le gouvernement français devrait davantage rassurer et l’usage du 49-3 (même s’il peut se légitimer et reste démocratique) semble être une erreur pour la réussite de la réforme. Maintenant si l’on s’interroge sur la pertinence de la réforme et ses bienfaits, l’argument de la simplicité semble juste et quoi qu’il arrive le modèle de la France devait être réformé. L’expérience suédoise nous montre la force de ce modèle sur le plan du financement et de la lisibilité. En revanche il interroge sur la fiabilité du montant des pensions et peut légitimement inquiéter. Enfin malgré les efforts du gouvernement en ce sens, la justice sociale reste une faille centrale de la réforme. Le projet de loi des retraites n’en est pas pour autant à son stade définitif, celui-ci va arriver au Sénat avant de revenir à l’Assemblée Nationale. Avec les qualités et les défauts de ce projet, espérons que la France saura tenir compte de l’expérience italienne. Que l’on soit pour ou contre, il ne faudrait pas que tout cela ne soit finalement qu’à… refaire.
Nathan Granier