Le désir de consommation

Quoi de plus consensuel que de dénoncer les méfaits de la société de consommation dans laquelle nous vivons ? Dans le meilleur des cas, les censeurs de l’époque alertent sur un modèle insoutenable à long terme qui mettrait en péril la capacité des générations futures à subvenir à leurs besoins. Dans le pire des cas, les opposants au « système » se retrouvent dans une condamnation du modèle de consommation, qu’ils pensent incompatible avec l’idée qu’ils se font du salut de l’humanité, impossible à préserver dans une société de l’éphémère, qui fétichise la marchandise et se détourne des « vrais » enjeux : frugalité, vivre-ensemble etc… Bref, il s’agirait de faire un pied de nez au système de consommation de l’intérieur ; de parvenir par une prise de conscience générale à un état nouveau où chaque consommateur que nous sommes s’élèverait contre la volonté du marché.

Les meilleurs ennemis du système marchand sont aussi ses meilleurs amis !

Pourtant, et ce paradoxe n’est pas anecdotique, ces mêmes qui condamnent la consommation et la société marchande sont souvent les premiers à vendre des livres et à recourir à la publicité sur les plateaux télés. En témoigne une récente sortie de François Ruffin qui, en faisant la promotion de son dernier livre Il est où, le bonheur, a tranquillement proposé de « supprimer la publicité » alors qu’il était, justement, en train de faire la publicité de son ouvrage sur un plateau de télévision ! Mais au-delà du comique de l’anecdote, cette proposition est intéressante à analyser car elle nous renseigne sur une vision du désir de consommation très spécifique. En effet, s’attaquer à la publicité afin de réduire la consommation c’est présupposer qu’un consommateur doit son désir de consommation à un élément extérieur à lui-même, de sorte qu’un désir de consommation ne serait jamais autonome et libre mais toujours conditionné, et même pire, déterminé. Essayons donc – à défaut de condamner la société de consommation – de mieux comprendre ce qui la rend possible tous les jours : le désir qui pousse chacun de nous à aller dans un magasin pour acheter un bien x ou y.

Le désir de consommation est-il toujours l’expression d’un manque ?

La problématique du désir est vieille comme le monde et a donné naissance à plusieurs positions philosophiques franchement opposées. Selon la tradition platonicienne, qui remonte au Banquet, le désir serait l’expression d’un manque. L’idée est simple : pour désirer un bien x, il faut avant tout que je ne le possède pas déjà, auquel cas mon désir n’existerait qu’au passé et aurait déjà été satisfait. Ce qui est intéressant dans cette approche pour nous, c’est qu’elle propose une vision qui fait des caractéristiques intrinsèques à un objet la cause du désir de le consommer. Par exemple, de la couleur, de la matière, de la forme ou même de l’utilité (économistes néoclassiques) de chaussures les éléments déterminants mon désir d’acheter ces chaussures – différentes de celles que j’ai déjà chez moi – puis de les porter demain pour aller rencontrer des amis. Pourquoi ? Car, pour savoir si je manque d’un bien, il me faut connaître les caractéristiques de ce dernier pour savoir si je ne l’ai pas déjà. De fait, étant donné la possibilité de séduction d’un consommateur que représentent des innovations propres aux objets marchandisés, la publicité serait coupable de faire connaître les nouveautés et ainsi de stimuler le désir de consommation en mettant la lumière sur ce dont chacun de nous manque, à défaut de pouvoir tout posséder. 

Désirer ce dont l’on jouit déjà : un fantasme ?

Néanmoins, pour qu’une publicité soit efficace, il faut tout de même qu’elle s’adresse à un individu déjà disposé à consommer. En fait, une publicité présuppose en chacun de nous un désir de consommation indéterminé, qu’il s’agirait justement de déterminer en lui donnant un objet. Mais alors, ne faudrait-il pas comprendre ici que ce n’est pas nécessairement les caractéristiques d’un objet qui le rendent désirable, mais plutôt le désir de consommer comme prédisposition de tous ? Afin de comprendre ce paradoxe, nous pouvons faire nôtre l’idée de Spinoza selon laquelle « nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons ». Alors que nous pensions que la délibération précédait la décision, et donc que le désir de consommation était domptable, en tant qu’il ménageait la possibilité d’un arbitrage selon les caractéristiques propres aux biens ; nos choix de consommation seraient nécessairement déterminés, puisqu’ils procèderaient d’un désir intérieur toujours premier. Après tout, qui n’a pas, au moins une fois, désiré quelque chose qu’il possédait déjà ? Parfois, dans de rares moments de joie, le désir se passe royalement du manque !

« Je consomme donc je suis (reconnu comme tel individu singulier) ! »

A cela s’ajoute le fait que le thème des déterminants du désir de consommation ne pourrait pas être traité sans remarquer que l’acte de consommation est un acte social. En effet, pour comprendre ce qui me détermine à consommer tel bien x ou y, j’ai souvent besoin de faire appel à un tiers, c’est-à-dire à autrui et à son propre désir, ou à des conditions sociales d’existence qui me sont propres. Reprenons l’exemple des chaussures que nous voulions acheter pour aller rencontrer des amis. Qui n’a pas déjà désiré de les porter pour avoir, justement, le même type de chaussures que ses amis ? Mieux, les chaussures que je porterai seront-elles les mêmes pour un rendez-vous avec des amis dans un parc ou dans un restaurant étoilé ? Évidemment, non. Il revient à René Girard d’avoir théorisé le désir mimétique selon lequel je désire un bien parce qu’il est désiré par autrui. C’est ce qui explique, en partie, que le plus grand adversaire du système capitaliste écrira bien souvent son pamphlet révolutionnaire avec son ordinateur (portable ou non) puisqu’après tout, « tout le monde fait ça ». Cette place qu’occupe l’imitation dans la contagion des styles de consommation peut également être appréhendée par l’effet de démonstration (Duesenberry) selon lequel la consommation d’un bien x est toujours située socialement, en tant qu’elle constitue un signe de distinction (Bourdieu) mais est également conditionnée par un désir d’intégration de normes sociales propres à des groupes sociaux autres que celui dont je fais partie, et dont les codes de consommation sont différents. 

Il semblerait que l’espérance de vie de la société de consommation soit indéterminée et que le désir de consommation soit profondément ancré chez les consommateurs que nous sommes tous !

Tom Jacques

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