
Quelques jours avant que le gouvernement français prenne des mesures pour endiguer la propagation du coronavirus COVID-19, le monde universitaire grondait à l’évocation de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche. La recherche publique se voyait imposer des conditions de financement drastiques. Ainsi, pour obtenir des financements publics, un projet de recherche devait servir des intérêts économiques. Autrement dit, les lois de la physique devaient s’incliner devant celles de l’économie. Dans un entretien donné à Welcome to the Jungle, le Dr Hakim Ahmed-Belkacem, chercheur à l’hôpital Henri Mondor de Créteil, évoque ses recherches sur la famille des coronavirus. Pendant des années, de nombreux financements lui ont été refusés. Aujourd’hui, alors que le coronavirus est au cœur de l’actualité et paralyse l’économie, on lui demande de trouver un traitement de toute urgence. Or, la recherche est un processus de longue durée. Il y a urgence : en quelques semaines, l’économie a été mise à genoux par un phénomène naturel, la mutation d’un micro-organisme. Le GIEC ne cesse d’alerter les dirigeants politiques sur la crise climatique à venir. Le changement climatique aura un fort impact sur l’économie. Si un micro-organisme est capable de bouleverser l’économie mondiale, il est légitime de questionner la résilience de notre système économique face à des risques naturels qui viendront à se multiplier. Le 24 mars, nous écrivions sur Easynomics que « par sa construction même, la crise du coronavirus ne peut pas être la chute d’un système. En effet ce n’est pas le système économique en place qui a provoqué la crise du coronavirus, mais bien un choc exogène. » Mais le système économique est-il soutenable face à des phénomènes physiques incontrôlables ?
L’économie s’est retournée contre elle-même
Dressons un état des lieux. Si le virus en lui-même n’est pas un produit de l’économie, la crise sanitaire et politique qui s’en suit est le fait d’une économie non résiliente. La résilience, c’est la capacité d’un système à revenir à l’équilibre à la suite d’une perturbation. Propagation rapide du virus du fait de notre économie mondialisée, réductions budgétaires dans les hôpitaux, manque d’anticipation logistique des Etats et avancées insuffisantes dans la recherche médicale ont laissé l’Etat français bien démuni face à un être microscopique (et même nanoscopique). C’est l’impréparation de l’économie qui rend le coronavirus si meurtrier. D’ailleurs, on note que certains Etats asiatiques étaient mieux préparés à l’épidémie de COVID-19. En effet, forts de l’expérience de l’épidémie du SRAS en 2003, ils avaient pris des dispositions pour affronter une potentielle crise sanitaire. Ainsi, au 25 mars 2020, la Corée du sud, qui fut un temps un foyer majeur de l’épidémie de COVID-19, recense 126 décès pour une population de 51,5 millions d’habitants, alors que la France, où la propagation fut plus tardive, recense 1 331 décès pour une population de 67 millions d’habitants. On peut donc légitimement postuler que c’est l’impréparation qui a fait exploser le nombre de décès en Europe.
Par ailleurs, les gouvernements français successifs n’ont cessé de réaliser des coupes budgétaires dans la gestion du secteur hospitalier. Il s’agissait de limiter les dépenses. Dans les années 2000, le discours hospitalo-administratif utilise le terme « rentabilité ». Or, pour qu’un hôpital soit rentable, il faut que le taux d’occupation des lits soit élevé. Ainsi, entre 2003 et 2016, la France fermera 13% de ses lits à l’hôpital public, alors que la population continuait à croître. L’épidémie virulente de COVD-19 a dépassé les capacités d’un système de santé à flux tendus. Les malades du coronavirus sont autant de travailleurs en moins pour assurer la continuité de l’économie française. Faire des économies, finalement, n’a pas servi l’économie. Au contraire. Dans son discours du 12 mars dernier, Emmanuel Macron reconnaissait que « ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Il évoquait des « décisions de rupture » pour « reprendre le contrôle ».
La recherche scientifique ne fut pas en reste en matière de coupes budgétaires. « En France, la recherche, c’est des CDD, c’est la galère tous les jours pour trouver des financements, c’est des économies de bout de chandelle pour faire tenir un laboratoire, c’est des tensions entre collègues parce qu’il n’y a pas d’argent », relève le Dr Hakim Ahmed-Belkacem dans son entretien. A cause d’un budget insuffisant, ce dernier n’a pas réussi à étudier suffisamment la famille des coronavirus. Or, si un budget suffisant lui avait été accordé, il aurait probablement eu des pistes pour mieux faire face au COVID-19.
La crise du coronavirus montre que le système économique actuel n’est résolument pas résilient face à un choc en apparence exogène. Or, l’humanité pourrait bientôt être confrontée à des phénomènes encore plus dévastateurs. Notamment à cause des bouleversements climatiques provoqueront un nombre croissant de catastrophes naturelles au coût humain et économique important. La communauté scientifique ne peut que déplorer le manque d’engagement des Etats dans le respect des dispositions prises lors de la COP21. Si le scénario business as usual se confirme, le changement climatique pourrait s’avérer imprévisible. Les catastrophes risquent de se multiplier : canicules, sécheresses, inondations, famines, conflits armés, augmentation du nombre de réfugiés… Ce sont autant de chocs que subira l’économie si le modèle n’évolue pas. L’ironie veut que le changement climatique soit causé par notre économie même. Car notre système économique repose sur les énergies, majoritairement fossiles, dont la combustion libère du CO2, gaz à effet de serre. Si l’économie ne résiste pas au coronavirus, il est difficile de croire qu’elle résistera à une crise inédite de plus. Ainsi, l’économie ne pourra échapper à l’emballement physique de la planète. L’environnement ne se soumet pas aux lois de l’économie mais à celles de la physique.
L’économie résiliente doit prendre en compte les lois de la physique
Les modèles économiques actuels négligent l’aspect physique de l’économie. L’économie est un système de production et de distribution, un grand métabolisme qui absorbe de l’énergie et de la matière pour produire un travail et des déchets. Ces ressources sont fournies par l’environnement. Quelques années avant la sortie du rapport Meadows sur les limites de la croissance (1972), l’écrivain Frank Herbert écrivait dans Dune que « la véritable richesse d’une planète est dans ses paysages ». L’énergie et la matière disponibles sont limitées par les lois de la physique. L’injection d’argent dans l’économie permet l’extraction des ressources. Mais pas leur apparition. En consommant de l’énergie, on crée de l’entropie, c’est-à-dire du désordre, de la désorganisation, dans un système. Et le système est soumis aux limites imposées par la thermodynamique. Ainsi, dans sa théorie de la croissance et du travail utile, le physicien et économiste Robert Ayres prédit que la croissance économique ralentira à mesure qu’elle s’approchera des limites thermodynamiques de la conversion d’énergie. En effet, les ressources nécessaires à la conversion d’énergie se raréfient au cours du temps. « La croissance est limitée par l’élément nécessaire qui se trouve être le plus rare. Et, naturellement, la condition la moins favorable détermine le taux de croissance. […] L’eau est la condition la moins favorable à la vie sur Arrakis. Et souvenez-vous bien que la croissance elle-même peut introduire des conditions défavorables. », écrivait Frank Herbert.On peut établir une analogie entre le système économique et le Soleil. Si le Soleil se maintient, c’est grâce à la fusion de l’hydrogène, abondant à sa surface. Tant que le carburant est abondant, l’astre continue à briller. Mais le combustible s’épuise, et l’astre, à cours de ressources, s’effondrera sur lui-même.

Soumettre l’économie aux lois de la physique, ne serait-ce pas là un délire d’hurluberlu ? Après tout, le prix Nobel d’économie Friedrich Hayek opposa l’équipe à l’origine du rapport Meadows aux « experts compétents ». Les auteurs du rapport ne seraient pas assez compétents en économie pour s’exprimer sur le sujet. Ils ne maîtriseraient pas les lois de l’économie. Mais contrairement aux lois de la physique qui sont éprouvées, les lois de l’économie sont sans cesse mises à mal par l’expérience. Or, en sciences, il est d’usage d’éprouver les théories et de les remplacer lorsque celles-ci s’avèrent fausses. Il est donc légitime de remettre en question nos modèles économiques.
Ce que nous apprend la crise du coronavirus, c’est que notre économie est un système hors équilibre qui s’emballe à l’introduction d’une perturbation : ici, un micro-organisme. Ainsi, pour se prémunir face aux chocs exogènes naturels, l’économie doit les inclure dans ses modèles. L’économie doit faire preuve d’adaptation. D’ailleurs, l’économiste Nicholas Stern affirme qu‘« une action volontariste immédiate pour lutter contre le dérèglement climatique serait moins coûteuse pour l’économie mondiale que les conséquences d’un tel dérèglement ».
L’économie résiliente doit aussi prendre en compte les humanités et la sérendipité
Un point dans l’entretien accordé par le Dr Hakim Ahmed-Belkacem à Welcome to the Jungle doit attirer notre attention : on demande à des chercheurs d’obtenir des résultats dans l’urgence. Or, la recherche scientifique est un processus relativement long. En effet, la publication d’un article de qualité nécessite bien souvent l’équivalent du travail d’un individu à plein temps pendant un an. La recherche scientifique ne peut donc répondre aux impératifs économiques immédiats. Par ailleurs, de nombreuses découvertes scientifiques sont l’effet de la sérendipité. La sérendipité désigne l’aptitude à saisir l’utilité d’une découverte scientifique inattendue (si ce n’est hasardeuse). La sérendipité, c’est ce que rencontra Alexander Flemming lorsqu’il découvrit un antibiotique : la pénicilline.
L’imprévisible peut s’avérer productif, comme pour la pénicilline. Mais dans le cas du COVID-19, il est destructeur. L’économie doit donc être toujours prête face à l’imprévisible. Elle doit être modulable, capable d’orienter l’activité en fonction des besoins. Le rapport Meadows prône la satisfaction des besoins humains. Abraham Maslow établit une hiérarchie entre les différents besoins des individus. Le sociologue Razmig Keucheyan va encore plus loin en définissant certains besoins comme « artificiels », qu’il oppose aux besoins « authentiques ». Sa thèse est la suivante : par l’introduction de biens ou services sur le marché, l’économie crée des besoins qui n’existaient pas auparavant. A l’heure actuelle, de nombreux gouvernements établissent une distinction entre les activités « indispensables » et les activités « non indispensables » à la survie de la nation. La pandémie de coronavirus a engendré des ruptures de chaîne d’approvisionnement. Ainsi, certains biens vitaux se sont retrouvés indisponibles. En France, c’est le cas des masques et des solutions hydroalcooliques, dont la production sur le territoire était quasiment inexistante. On a assisté à une reconversion des chaînes de production. Par exemple, LVMH, producteur de biens de luxe, plutôt que de mettre ses ouvriers au chômage technique, et pour répondre à un besoin urgent, a mis en place la production industrielle de solution hydroalcoolique. Un tel exemple doit devenir reproductible. Pour assurer la résilience de notre économie et de notre société face à des chocs exogènes, les chaînes de production doivent être modulables, capables de fournir tantôt des biens vitaux, tantôt des biens de luxe, en fonction du contexte environnemental et des besoins. Elles doivent être en mesure d’assumer des tâches indispensables.
La crise du COVID-19 nous montre que l’économie n’est pas résiliente face à des chocs exogènes imprévisibles. Ainsi, les modèles économiques doivent intégrer les lois de la physique. Si l’économie doit s’inspirer des sciences physiques pour devenir résiliente, n’oublions pas qu’elle demeure une science humaine. Le modèle d’homo economicus, qui suppose que l’homme est un être logique, a été mis à mal à de nombreuses reprises. Car l’être humain est un système bien trop complexe pour être modélisé simplement. Les sciences physiques doivent aller de pair avec les humanités.
Camille Guittonneau