
NB: Des liens sont fournis pour servir de pistes générales pour aller plus loin.
“Ce qui ne tue pas rend plus fort”. On entend dire dans des situations de crise. Sauf que d’en dire plus on peut seulement ex post, quand la crise est passée. La semaine dernière, le 4 juin 2020, France Invest et PwC ont publié leur premier Baromètre “Crise Covid”, jetant un coup d’œil sur les stratégies adoptées par les entreprises françaises pour sortir d’une crise de Coronavirus. Parmi plusieurs informations intéressantes (e.g. un OB “M&A PME” en France – 1, 2), on constate que d’ici 2021, nous vivrons un temps de réorganisation des entreprises en accéléré. En combinant les deux aspects évoqués dans le Baromètre – la gestion du personnel et la digitalisation – nous nous intéresserons spécifiquement au télétravail, qui devient désormais « The New Normal ».
Certaines entreprises françaises – comme Germinal – ont déjà annoncé leur passage en mode 100% télétravail, et d’autres le font en partie. Ceux qui hésitaient à y aller découvrent que c’est tout à fait possible. D’autres, quant à eux, découvrent que c’est aussi (in)efficace qu’au bureau. Qu’est-ce que cela implique pour un manager, qui doit assurer le bon fonctionnement d’une entreprise dans un pays (monde) en récession économique?
Rôle d’un manager pour l’efficacité des salariés
Bouleversée par le changement de télétravail, l’entreprise doit assurer que les salariés sont correctement incités à coopérer dans les nouvelles conditions. Or, on se retrouve dans l’économie de la connaissance, dans l’innovation, la créativité, l’épanouissement. Les entreprises “innovantes” proposent des produits et des services complexes. Pour les produire, une coopération efficace entre les personnes hautement qualifiées, autonomes, est nécessaire. Il ne s’agit pas de leur donner des outils (Zoom pour commencer), mais de les inciter à coopérer de leur propre gré. Les économistes reconnaissent depuis longtemps l’importance de synergies dans les entreprises (Adam Smith et avant !). L’entreprise existe grâce à cette coopération, sa production étant supérieure à la somme des productions de personnes engagées prises séparément. Mais cela veut également dire que l’attribution d’effort individuel est difficile. Parmis les étudiants, qui n’a pas connu un projet de groupe, où moitié d’équipe ne contribue (presque) rien ? Alors que la note finale est attribuée à l’ensemble du groupe. Il y a souvant une ou deux personnes qui vont porter le projet pour avoir une bonne note, et les autres en profiteront. A la fin, est-ce que l’enseignant note la contribution de chacun d’une manière juste (en dehors de discours qu’il note aussi la capacité de travail en groupe…) ?
Mais dans l’entreprise, et en télétravail, l’efficacité est primordiale. Le manager en est responsable, et un salarié ne restera pas dans l’entreprise si on profite de lui d’une manière injuste. Comment doit-on donc identifier qui est à récompenser – et de quel ordre – pour un travail dans la collaboration, et qui doit être réprimandé d’avoir joué les passagers clandestins ? Comment s’assurer du foisonnement des travaux de collaborateurs d’un groupe donné ?
Deux économistes organisationnels, Armen Alchian et Harold Demsetz – en 1972 – ont conceptualisé une solution élégante. Cette identification de contribution personnelle constitue le rôle d’un moniteur-contrôleur, qui doit contrôler l’efficacité des collaborateurs spécialisés et les récompenser, et en contrepartie, touche le revenu résiduel (bénéfice net de l’entreprise). Donc, ce moniteur aura tout à fait intérêt à minimiser tout tire au flanc, pour maximiser la collaboration, et donc son propre revenu. Alchian et Demsetz définissent les critères caractérisant le moniteur, qui est souvent le propriétaire. Mais il est possible d’étendre cette logique à notre cas, au moment où, entre autres, le manager est rémunéré au moins en partie par ce « revenu » résiduel et possède une partie de capital. Dans ce cas, ce rôle peut être assumé par le manager, le propriétaire, enfin le PDG instauré par les actionnaires.
Et si l’enseignant avait une prime pour une bonne efficacité de travail de chaque étudiant dans des projets de groupe !
Un manager-moniteur d’aujourd’hui ?
Cependant, les conditions technologiques ont bien évolué depuis les années 70s. En dehors du top niveau exécutif, le rôle de ce moniteur peut être remplacé par un système informatique (bientôt et déjà l’intelligence artificielle), qui – autre que l’électricité – n’a aucun intérêt dans la participation au revenu résiduel. Un moniteur impartial, qui ne dort pas, qui observe tout, qui n’oublie rien. L’avantage digital du télétravail – dans la majorité des cas – permet de récolter les informations très détaillées sur l’activité et la performance d’un salarié. Ce n’est pas pour rien qu’en 2002, Jeff Bezos d’Amazon a strictement imposé – sous peine de licenciement – l’utilisation de systèmes informatiques de l’entreprise. En 2017 et 2018 Amazon, avec leur expertise riche dans ce domaine, a pu déjà embaucher des salariés en télétravail en masse (y compris RH).
Pour Alchian et Demsetz, les membres d’équipe acceptent volontairement le suivi par un moniteur, pour assurer la reconnaissance de leur contribution individuelle (e.g.rémunération). Cette relation, mise en lumière par deux autres économistes en 1976 – Michael Jensen et William Meckling – entre dans une modelisation d’une firme comme un simple nœud de contrat entre les parties « égales » (i.e. vision contractuelle d’une firme). Aujourd’hui, même si les systèmes de suivi d’écran d’ordinateur sont très répandus chez les freelancers « digitaux » (e.g. Toptracker), ce suivi par la machine est probablement accepté car les deux parties entrent en contrat sur un pied d’égalité – jouant le jeu de contrats – même si on aborde souvent le cas de salariat déguisé en auto-entrepreneur.
Les salariés traditionnels, accepteront-ils d’être suivis par un système digital en télétravail, en reconnaissant un lien (perçu) de subordination envers la machine ? « Il est vu, mais il ne voit pas ; objet d’une information, jamais sujet dans une communication » comme disait Foucault. Le service RH semi-automatisé et délocalisé d’Amazon – qui a amené la société aux plusieurs conflits pendant la pandémie Covid19 – sert d’exemple de suivi qui ne correspond pas à la hauteur de défis. On ne peut pas se limiter seulement à ce type de contrôle, mais on doit reconnaître un changement de posture d’un manager si on souhaite adopter massivement le télétravail.
Rôle proactif d’un manager
En 2018, un groupe de chercheurs en Allemagne (Schwarzmüller et al, 2018) a interrogé 49 experts reconnus dans le domaine de la digitalisation. Leur enquête et la recherche documentaire décrivent les défis d’un manager confronté au télétravail et à la digitalisation. Ils évoquent, entre autres, les modifications dans le management de la performance, dans la hiérarchie organisationnelle, et dans la relation envers la santé de salariés.
Grâce au télétravail, les échanges d’informations et des documents rendent le suivi de la performance plus transparent (exemple banal : l’historique de modifications d’un fichier sur Google Drive). Grâce à cette accessibilité et à ce traçage, les évaluations de la performance deviennent davantage focalisées sur le résultat – le résultat qui est traçable en continu. Outre son aspect contrôleur, grâce à ce système un manager a le potentiel et l’intérêt d’assurer un réel développement professionnel de ses salariés. Il s’agit d’une relation bilatérale:
- Le salarié cherche à développer ses compétences et donc augmenter son efficacité. Parmi les raisons derrière cette motivation: tout est traçable, d’où la récompense et la sanction justes.
- Un manager qui détecte les points faibles dans la performance de ses subordonnées et assure les opportunités de formations appropriées (car il vise une équipe efficace).
La responsabilité est donc double.
De plus, le télétravail donne plus d’autonomie de décision aux salariés et aplatit la hiérarchie. Il y a plusieurs raisons pour cela: y compris le support de systèmes digitaux (IA), la spécialisation de compétences nécessaires pour les opérations (le manageur ne les maîtrise pas), l’incertitude de situations (pas de temps d’attendre le retour de son manager) etc. En télétravail, la communication entre les salariés de différents départements est simplifiée, et pour le manager elle est souvent traçable en cas de problème. Le manager perd donc son rôle d’un dirigeant de processus, pour se focaliser sur le contrôle du résultat, laissant de la place à ses collaborateurs de s’organiser par eux-mêmes. Son rôle se voit transformer vers les fonctions d’orientation d’activité, de soutien, de développement de collaborateurs, de management participatif – tout ce qui permet aux collaborateurs d’être efficaces. Le titre de “collaborateur” – en vogue – est donc tout à fait justifié. Cependant il faut être clair – même si souvent on voit seulement le côté spirituel d’un “manager designer/libérateur”, il s’agit d’un rôle pragmatique et très concret, focalisé sur la performance optimale d’une entreprise. Les circonstances changent, la forme de ce rôle change. Sic vita est.
La prise en compte de la santé de salariés
Avec la séparation de plus en plus brouillée entre la vie privée et professionnelle, la santé de salariés devient une des priorités d’un manager. Il faut assurer que les salariés sont en bonne performance, qu’ils ne risquent pas le “burnout”, et qu’ils sont motivés et en forme. Avec de la connectivité permanente et la possibilité de gérer d’une manière flexible le temps du travail (désormais axé sur le résultat), la division horaire du travail n’a plus de sens. De plus, la dépendance technologique, et le meilleur suivi de performance qui en résulte, met de la pression supplémentaire aux salariés – il faut rester toujours au point des évolutions technologiques, toujours en avance, performant et transparent. Cette pression doit être encore une fois prise en compte par le manager s’il cherche à avoir des salariés efficaces.
La législation montre la reconnaissance d’importance de question de la santé au télétravail. En France, avec la loi El Khomri, on applique le droit à la déconnexion. L’idée derrière est de prendre en compte la santé – surtout mentale – des salariés, et en responsabiliser les entreprises. En pratique, la formulation et les processus laissent beaucoup de flexibilité aux entreprises qui doivent produire une charte de bonnes pratiques, avec l’obligation de négociation annuelle pour les entreprises de +50 salariés. D’ailleurs, les sanctions s’appliquent sur l’absence de négociations, et non pas sur l’absence d’une charte. Ceci étant dit, cette législation sert d’exemple d’un grand mouvement de régulation de télétravail qui ne date pas d’aujourd’hui et progresse à l’international.
Pour conclure
L’adoption de télétravail, accéléré par la crise de Covid19, pose au manager plusieurs défis. Les retombées ne sont pas prédéterminées, et les décisions prises par chaque manager (et leur PDG respectifs) forment la culture de télétravail dans leurs entreprises. Grâce aux possibilités proposées par les outils digitaux, certaines entreprises peuvent bien devenir des panoptiques. Cependant, les entreprises nécessitant des opérations créatives, à forte intensité intellectuelle, ne pourront pas tirer le maximum d’efficacité provenant de la collaboration, s’ils ne mettent pas les salariés au centre de leur pratique de télétravail (et de stratégie d’entreprise globalement).
Prenant une position pragmatique : un salarié (surtout hautement spécialisé) doit être au pic de sa performance, et c’est le rôle de manager d’assurer qu’il le soit, même dans les conditions de télétravail. Un tel salarié est autonome, il est donc capable de gérer son temps et ses objectifs – souvent assisté par les systèmes digitaux (transparents). Le rôle d’un télé-manager couvre donc le positionnement global de cibles à atteindre, ainsi que les activités de soutien et de développement de compétences.
Et pour après ?
Le télétravail, ce ne serait pas le seul défi devant les managers. Si on revient au Baromètre « Crise Covid » de France Invest et PwC, on prévoit au moins 6 mois de changements majeurs devant nous, qui dépassent la mise en place du télétravail. Les entreprises confronteront les nouveaux propriétaires, nouveaux salariés et leurs managers, nouveaux outils de production et de collaboration, et tout ceci dans un contexte international et digital. Il suffit d’imaginer une entreprise carcassonnaise qui vient d’être rachetée par les chinois, avec les managers remplacés par les natifs digitaux, et tout ceci en télétravail (moitié temps). De l’autre côté de ces 6 mois de croissance à rattraper, quel danger de burnout, de démissions, de gens perdus, et – dirait un économiste – de risque de tirage au flanc !
C’est pour cela que le rôle d’un manager sera crucial pour assurer l’efficacité d’une entreprise. Et néanmoins, pendant que les hérauts du management proclament que la propagation de télétravail ne s’arrêtera pas, il faut se rappeler que les propos sur la libération et les horreurs technologiques sont vieux comme Mathusalem.
Orest Firsov
Pour aller plus loin dans l’économie des organisations:
Articles clés dans l’approche contractualiste de firme:
Alchian, A., & Demsetz, H. (1972). Production, Information Costs, and Economic Organization. The American Economic Review, 62(5), 777-795. www.jstor.org/stable/1815199
Jensen, M. C., & Meckling, W. H. (1976). Theory of the firm: Managerial behavior, agency costs and ownership structure. Journal of Financial Economics, 3(4), 305–360. doi: 10.1016/0304-405X(76)90026-X
Introduction à l’ensemble de théories de la firme:
Baudry, B. & Chassagnon, V. (2014). Les théories économiques de l’entreprise. Paris: La Découverte.
Ouvrage clé d’économiste organisationnel
Gibbons, R., & Roberts, J. (Eds.). (2012). The Handbook of Organizational Economics. Princeton; Oxford: Princeton University Press. doi:10.2307/j.ctt1r2ggg