Si le confinement a entrainé une chute vertigineuse du PIB et une crise économique comparable à celle de 2008 ou 1929 par son ampleur, il existe quelques secteurs et entreprises ayant pu tirer profit de la situation. TikTok, l’application de partage de vidéo et de réseautage social à plus d’un milliard d’utilisateurs, en fait partie. D’après les chiffres donnés par l’entreprise chinoise, l’application aurait été téléchargée plus de 315 millions de fois depuis Janvier 2020 : un record ! Dans un monde où sortir de chez soi était impossible, la possibilité donnée par TikTok de se divertir et de rester connecté avec les autres derrière son écran semble avoir été appréciée, marquant la dynamique de TikTok, qui conteste toujours un peu plus la situation hégémonique des géants des réseaux sociaux… et du monde de la musique. En effet, le modèle de consommation de la musique proposé par TikTok s’éloigne du cadre traditionnel, modifiant également le modèle de production et de diffusion de la musique.
TikTok, en avance sur son temps ?
Notons tout d’abord que le modèle proposé par TikTok est parfaitement adapté aux nouvelles normes du monde de la production musicale. Comme nous l’expliquions dans le premier article de Cultunomics, la rémunération issue des différents services de streaming est principalement basée sur le nombre de vues, de clics. La concurrence est intense pour les individus souhaitant se distinguer. Première intuition géniale de TikTok : le principe même de l’application est celui de la distinction, souvent par l’absurde, par un buzz aussi intense que rapide.
Seconde intuition : les minis vidéos que TikTok propose de diffuser à grande échelle sont parfaitement adaptées à la génération des millenials, à cette génération du “zapping”. Et c’est là que les choses deviennent intéressantes, c’est là que TikTok se distingue réellement. Pour reprendre l’analyse de Daniel Cohen dans Il faut dire que les temps ont changé (2018), si le film a été le produit culturel accompagnant l’invention de l’électricité, la série a été celui accompagnant l’émergence du numérique, parfaitement adapté à son époque : de nombreux épisodes sortant à intervalles réguliers, tenant en haleine et stimulant le consommateur/spectateur, comme lorsqu’il attend un mail ou un SMS. Ce même constat peut être fait pour TikTok. L’application propose un flot de contenus incessant dans le “feed” des utilisateurs. Pensons simplement à la devise de l’application chinoise : “Sois divertis, sois inspiré” (partant du principe que la vie de chaque individu est susceptible d’intéresser les autres)
TikTok semble accompagner et accélérer certaines tendances. Notons par exemple la réduction quasi constante de la durée des contenus : selon une enquête de l’américain Quartz, la durée des chansons dans le monde a baissé en moyenne de quarante secondes en 20 ans. Si une raison avancée peut résider dans la monétisation de ces chansons, les artistes étant rémunérés à l’unité, un parallèle peut être également être rapidement dressé avec la chute drastique de la capacité de concentration des jeunes : 8 secondes selon des chercheurs de Google ! Comme le note Bruno Patino dans l’excellent La Civilisation du Poisson Rouge : “Les créateurs de musique, celle qui se destine à être écoutée sur ces plateformes, le savent : tout doit être suffisamment exposé pendant les 10 premières secondes pour avoir une chance d’exister. Créer, dans ces univers, c’est rendre accro de façon instantanée.” Le modèle de TikTok semble ainsi parfaitement coller aux attentes et à la personnalité de ses utilisateurs.
Une position innovante face aux géants des réseaux sociaux et du streaming
L’inscription de TikTok dans la dynamique de l’époque va plus loin : elle casse les barrières entre les différentes plateformes. En effet, l’application est à mi-chemin entre un réseau social et une plateforme de streaming. Et ce positionnement fonctionne. Ainsi, les moins de 15 ans passent maintenant plus de temps sur TikTok que sur Instagram ou Snapchat, et l’application chinoise est sur le point de dépasser Youtube en temps d’usage quotidien :
Les concurrents ne se font pas attendre pour réagir. Deux méthodes ont pour l’instant fait leur preuve pour rester un réseau social incontournable : d’une part la copie, comme l’a fait Instagram avec les stories Snapchat ; d’autre part le rachat, comme l’a fait Facebook avec Instagram. Mais cette deuxième option ne semble pour l’instant pas être d’actualité. « Il n’y a aucune discussion sur une vente partielle ou complète de TikTok » déclarait un porte-parole de la société à Reuters en décembre 2019. Reste l’adoption des mêmes innovations.
Ainsi, dès 2018, Spotify avait lancé Canvas, une plateforme créative qui permet de transformer les pochettes d’albums en vidéos animées tournant en boucle. Cette “expérience approfondie de la musique” a permis d’augmenter de 200% le partage de titres musicaux sur Spotify ; à tel point que la marque leader du streaming musical compte aujourd’hui poursuivre ses rapprochements avec Instagram dans les prochains mois, pour étendre toujours plus la portée des artistes, des écoutes, … et donc des revenus !
Cela sera-t-il suffisant ? Les initiatives pour tenter de répondre aux attentes des plus jeunes se multiplient. Facebook a même créé la “New Product Experimentation” ou NPE, filiale en charge de concevoir à la chaîne des applications, en espérant tomber un jour sur la bonne recette. Une chose est sûre : entre TikTok et ses concurrents, la guerre est déclarée.
Les cartes de la production musicale sont redistribuées
Mais une autre concurrence fait rage dans ce contexte : celle entre les producteurs de contenus audios. Pour le comprendre, il faut se pencher sur la manière dont fonctionnent les vidéos sur la plateforme.
Lorsqu’une vidéo est postée sur TikTok, deux possibilités existent : il peut avoir son propre son, ou il peut reprendre le son d’un TikTok précédent. Auquel cas, celui-ci est clairement identifié, et il est possible de remonter à la vidéo originale : si le son de votre TikTok est utilisé par d’autres, vous gagnerez des vues sur votre vidéo !
Comment faire pour que votre son inspire d’autres personnes ? Il doit être soit parlant, soit dansant, soit drôle, … soit un peu des 3. Il doit surtout être court. Pour le reste, c’est avant tout de la chance, et la notoriété des personnes utilisant ce son qui jouent. En effet, une fois que le phénomène viral commence, il s’accompagne d’un effet boule de neige.
Ce mode de propagation est très intéressant car la maison de disque multimillionnaire et le jeune compositeur ont la même chance de buzzer : sans promo, sans radio, sans budget, ce sont l’inventivité et l’originalité qui donnent à un son ou une musique son potentiel viral. “TikTok est un monde dans lequel les artistes moins connus se libèrent du carcan de la radio et du streaming. Si un·e ado qui danse dans sa chambre au fin fond du Poitou-Charentes est fan et que sa vidéo devient virale, alors il n’est pas exclu qu’on finisse tous par fredonner cet air aux quatre coins du monde.” écrivent ainsi Kathryn Lindsay et Myriam Chouder dans Refinerty29.
L’exemple parfait de ce phénomène est Tiagz. Ce jeune musicien canadien a connu le succès en composant depuis sa chambre des chansons reprenant des tendances humoristiques de TikTok. Ces dernières, à la fois chorégraphiables et amusantes ont été utilisées des millions de fois, ce qui a propulsé la carrière de l’artiste, en dehors de TikTok. Sur Spotify, ses chansons They Call Me Tiago ou My Heart Went Oops cumulent 30 et 25 millions d’écoutes… à titre de comparaison pour nos lecteurs fans des années 80, c’est plus que n’importe quelle chanson de France Gall, Jean-Jacques Goldman, Daniel Balavoine ou Michel Berger.
En réponse à cela, les maisons de disque traditionnelles emboîtent le pas. C’est le cas notamment pour Universal et Warner, dont les labels Republic et Ovo ont co-produit le dernier succès du rappeur Drake, Toosie Slide. Ce dernier, sorti le 3 avril 2020 était déjà écoutable en partie sur TikTok quelques jours plus tôt… En effet, Drake avait fait parvenir à Toosie, un danseur star de la plateforme, des extraits du morceau. L’objectif : que ce dernier crée, filme et diffuse une chorégraphie virale sur le refrain du morceau ; et que Toosie Slide explose sur la plateforme. Au Mouv, le journaliste Brice Bossavie écrit « Le morceau est né d’une intention de viralité, dans la stratégie comme dans le texte où il y a les instructions pour faire les pas de danse, pas compliqués, que Drake reproduit dans le clip. C’est une macarena de 2020 ».
Le résultat est sans appel : sur Tiktok, le #ToosieSide a été vu près de 6 MILLIARDS de fois ! Le morceau devient numéro un au classement Hot 100 du Billboard. Le refrain entêtant, la chorégraphie facilement imitable, … les poids lourds de la musique jouent eux aussi à fond la carte TikTok.
Un succès éclair
Mais ces succès sont à l’image des vidéos qui les portent : courts et intensifs. Sur TikTok, les tendances s’enchaînent à une vitesse hallucinante, et le succès n’est que temporaire.
On trouve un exemple dans l’actualité très récente, avec l’explosion de l’utilisation du son « Anissa » de la chanteuse amateure Wejdene. Les paroles de celle-ci (« Tu prends tes caleçons sales, Et tu hors de ma vue. Tu parles avec une Anissa. Mais moi j’m’appelle Wejdene ») ont entraîné de nombreuses reprises par les utilisateurs de TikTok, qui ont propulsé la chanteuse vers la célébrité. Sur Google, les recherches du mot « Wejdene » ont été multipliées par 20 en 3 jours… Avant de redescendre.
Une célébrité qui repose sur le Buzz et redescend aussi vite qu’elle est montée : un moyen de faire connaître à chaque utilisateur de TikTok « son » moment de gloire, où un influenceur utilise le son d’une de ses vidéos. « À l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale» prédisait Andy Warhol en 1979. Sur TikTok, la célébrité tient pourtant en 15 secondes.
Elias Orphelin et Bastien Antoine