
Comme beaucoup de crises, l’épisode du COVID-19 et l’expérience d’un confinement qui plonge toute l’économie réelle en berne semble marquer un point d’inflexion qui sonne le passage d’un système à un autre. C’est ce que certains économistes actuels, tentés de fournir une analyse de ce que nous traversons, sont amenés à penser. Mais qui parle de mutation du capitalisme parle de changements majeurs, qui vont jusqu’à questionner la place même de l’Homme au sein du système dont il est au cœur et à l’origine.
Alors, quelles indications nous fournissent les baromètres des économistes sur l’évolution du système capitaliste à la sortie de crise ? Mais aussi, comment envisager la nouvelle place de l’Homme ? Cette dernière question est bien vaste, et tentera d’être déblayée sous un angle uniquement économique.
L’accélération du capitalisme numérique
Télétravail, téléconsultation, enseignement à distance… Durant deux mois, la conversion numérique des pratiques essentielles de la vie quotidienne – travailler, consulter un médecin, aller à l’école – s’est grandement intensifiée. Avec cela, un constat apparaît : le numérique est capable de remplacer presque entièrement nos activités les plus primaires, ce qui entraîne la remarque suivante : et si nous restions plus souvent chez nous, même après le déconfinement ? Ce constat est celui de Daniel Cohen, qui voit dans l’accélération des pratiques numériques une conversion de notre capitalisme actuel, ultra-mondialisé et encore un tant soit peu industriel, vers un capitalisme digital.
Il est des crises qui marquent le cours de l’histoire économique et qui constituent un point de bascule vers des virages théoriques, tant par leur ampleur que par leur gestion inédite. La crise du COVID-19 est différente de celles de 1929 et de 2008 dans le sens où elle part de l’économie réelle pour ensuite toucher l’économie financière. Selon Daniel Cohen, l’Etat devra mettre en place des politiques budgétaires de relance microéconomiques qui ciblent davantage les plus touchés plutôt que des politiques macroéconomiques qui n’auraient pas d’impact sur l’économie réelle. Et dans cette gestion de crise, l’accélération du numérique pourrait avoir un rôle important, car elle permettrait une diminution plus rapide des coûts aujourd’hui liés au matériel.
Cette recherche de la baisse des coûts effrénée est l’essence même du capitalisme qui veut la maximisation des profits dans une dynamique d’accumulation de capital. Si pendant le capitalisme dit « industriel », qui s’achève à la fin des années 60, la valeur des biens était fondée sur le travail de l’humain sur la terre ou la matière, depuis l’apparition de la société de service, la valeur des biens est fondée sur l’humain lui-même. Ainsi, afin de compresser les coûts liés au temps que je passe à m’occuper d’autrui, il faut rendre numérique tout ce qui peut l’être, car lorsque des données mettent moins de 2 secondes à se rendre de Paris à New York, numérique est synonyme de rapidité et de coûts réduits.
Cependant, et Daniel Cohen le souligne également, l’accélération du numérique pendant le confinement n’a pas toujours été bénéfique pour l’humain qui a dû revoir son rapport à autrui et sa place dans l’économie. L’avènement du capitalisme numérique pourrait bien avoir pour corollaire « l’effondrement des promesses humanistes de la société postindustrielle », et être à l’origine de la déshumanisation des liens sociaux à long terme.
Une prise de conscience sur les risques du capitalisme numérique ?
Philippe Askenazy n’est pas de l’avis de Daniel Cohen. Si les solutions numériques de remplacement du présentiel ont été accrues par cette crise et par le confinement, l’humain n’a jamais été autant au cœur de la problématique, et ce du fait que nous ayons traversé une crise sanitaire avant tout. Les leaders du numérique ont été relayés au second plan, derrière la nécessité de mobiliser les professions essentielles à la vie de l’homme. La pénurie de masques et de respirateurs a souligné l’importance d’une production industrielle, jusqu’à ce jour endossée en majorité par la Chine. Les pays occidentaux ont mesuré les conséquences qu’ont eu l’abandon de la production industrielle au profit de la production de services et la réduction drastique des coûts sur des postes de dépenses qui concernent la santé. Et pourtant, c’étaient bien la complexification et l’atomisation des chaînes de valeur ajoutée et d’approvisionnement s’appuyant sur des techniques numériques qui devaient garantir l’impossibilité de pénurie.
De plus, l’enseignement à distance et le télétravail ont montré leurs limites. L’école est avant tout un lieu qui permet aux enfants de tous milieux de se retrouver afin d’effacer les marques de distinction sociale et de permettre un accès égal à l’enseignement. Tel est l’objectif premier de l’Ecole de la République. Or à distance, les enfants sont maintenus dans leur réalité familiale et les inégalités qui étaient supprimées dans la salle de classe peuvent refaire surface à cause d’un simple manque de connexion Internet par exemple. Le télétravail ne s’est pas non plus révélé optimal à tous les coups, car il entraîne un isolement des salariés et une baisse de productivité.
Le capitalisme numérique pourrait même reculer selon Philippe Askenazy, ayant montré certaines limites durant le confinement. A l’aube de la sortie du confinement, il est cependant possible de constater que la transformation digitale des entreprises est un secteur en plein essor malgré la crise, et que des moyens financiers sont avancés par les grandes firmes pour se tourner vers des solutions numériques qui absorberont le choc si une nouvelle vague de COVID-19 venait à surgir.
L’humain au cœur de la question numérique ?
Que le capitalisme numérique connaisse une accélération ou au contraire un ralentissement, la problématique centrale reste la place de l’Homme et son rôle dans la production. En effet le numérique, qui réduit certains coûts, a tendance à prendre la place de l’humain là où il avait non seulement un rôle de production, mais aussi un rôle dans la perduration du lien social.
Il n’est pas rare d’associer numérique et déshumanisation. Quand des infirmières entretenaient un lien social avec leurs résidents d’EPHAD, ce sont aujourd’hui des robots qui font la conversation, car ces dernières sont débordées à cause de manque de moyen et de la réduction du nombre de postes. Ce schéma de réduction des coûts de production qui in fine appauvrit nos liens sociaux et conduit à l’isolement est bien connu et n’est pas nouveau.
Si le capitalisme postindustriel ne tient pas ses promesses humanistes et crée des Charlots dans Les Temps Modernes du numérique, il s’agira de trouver un moyen de contrer ces mécanismes dévastateurs engendrés par l’Homme et contre l’Homme. L’Etat pourrait s’avérer être un rempart intéressant en refondant des droits sociaux centrés sur l’individu et non plus sur le travailleur, si tant est qu’il ait les moyens d’action nécessaire à des réformes d’une telle envergure.
Bérénice Bernex