2008 – 2020 : le marché de l’art face aux crises économiques

La crise économique due au SRAS-Cov-2 n’a pas épargné le marché de l’art. Elle a mis en avant des faiblesses structurelles dues à ses liens avec les marchés financiers, tout en soulignant également son l’internationalisation croissante et sa dépendance aux déplacements de ses acteurs et des œuvres à travers le monde. La financiarisation du marché de l’art à partir des années 1980 a rendu ce dernier particulièrement sujet à des phénomènes de spéculation sur la valeur économique des œuvres. Spéculation qui fut à l’origine d’une grande volatilité de certains segments du marché et qui l’a rendu vulnérable aux crises financières. Cela a été manifeste au moment de la crise des subprimes de 2008.

Par ailleurs, le marché de l’art connaît depuis les années 1960 une internationalisation croissante causée par le déplacement de son centre de gravité aux Etats-Unis et par la multiplication du nombre de foires notamment d’art contemporain, porté à 250 en 2018 (contre 154 en 2010). La vitalité de ce marché repose alors en grande partie sur la possibilité de déplacements rapides et nombreux de ses différents acteurs, tant marchands, qu’artistes, maisons d’enchères, collectionneurs et acteurs institutionnels. De là découle qu’un événement telle que la pandémie de Sras-Cov-2, qui rend impossibles ces déplacements multiples à l’international serait de nature à ralentir voire paralyser l’activité du marché de l’art.

Dès lors se pose la question de la capacité du marché de l’art à se remettre de la crise actuelle, et dans quelle mesure son caractère inédit peut limiter toute comparaison avec une autre crise.

La spéculation dans l’art et la crise financière de 2008

Bien qu’il ait été fortement perturbé par la crise financière de 2008, on constate que le marché de l’art a pu en un an et demi revenir à son niveau d’avant crise, et a pu dès 2011 renouer avec une forte croissance. Le marché de l’art a été porté par un phénomène d’euphorie générale des marchés menant à une hausse importante et rapide du produit des ventes des œuvres, passant de 3 milliards de dollars en 2000 à environ 9,5 milliards en 2007. Cette période vit une forte progression des prix d’œuvres d’artistes contemporains tels que Damien Hirst, qui est passé, dans le classement des artistes les mieux vendus en valeur, du 58e rang en 2006 au 4e rang, grâce notamment à une vente en septembre chez Sotheby’s à Londres ayant généré 171,6m$.

Il est important de préciser que la spéculation dans l’art contemporain est en partie motivée par le fait que ce soit le seul secteur du marché de l’art où l’innovation est possible. En effet, chaque nouvelle création d’un artiste vivant est d’une certaine manière une innovation. Un galeriste disposant de l’exclusivité sur les nouvelles œuvres d’un artiste et étant bien intégré dans le réseau culturel mondial est alors détenteur d’un monopole sur ses nouvelles créations. Il bénéficie de plus d’une asymétrie d’information en ce qu’il possède plus d’informations que les acheteurs ou ses concurrents sur les créations dudit artiste.

La période entre 2000 et 2008 la place de plus en plus importante prise par des artistes superstars capables de passer outre le réseau traditionnel des galeries d’art pour vendre directement auprès des grandes maisons enchères (Christie’s, Sotheby’s) leurs nouvelles créations. Elle confirme également l’influence grandissante des « collectionneurs-marchands » identifiés par l’historienne et sociologue Raymonde Moulin. Ces derniers collaborent étroitement avec galeries et institutions culturelles pour promouvoir des artistes contemporains qu’ils parrainent dans le but de voir augmenter la valeur de leurs collections.

Toutefois l’incertitude causée par la chute des marchés financiers en 2008 conduit à une plus grande frilosité des acheteurs, et donc à une hausse du nombre d’œuvres invendues, qui passe de 35% en janvier 2008 à 45% en décembre 2008. La confiance dans le marché de l’art s’en retrouve alors grandement fragilisée, comme illustré par la chute brutale de l’Art Market Confidence Index (AMCI*) qui chute en dessous de -20% en novembre 2008 à cause des mauvaises ventes des grandes maisons d’enchère portant une grande partie du marché. L’affaiblissement du marché est confirmé en 2009 par une chute drastique des recettes des ventes qui atteignent seulement 5M$ cette année-là. Cette chute due à un effondrement des ventes du marché des œuvres « haut-de-gamme » (>100 000$) est interprétée par Artprice comme étant une correction par rapport à la spéculation du début du siècle.

On voit alors dès le second semestre 2009 que l’AMCI se stabilise autour de 20% de confiance dans le marché, alors qu’il atteignait -20% au début de l’année. Sont surtout affectées par cette correction les œuvres d’artistes contemporains vedettes, qui sont chassés du top 20 des artistes les mieux vendus, au bénéfice de l’art ancien et moderne.

On constate donc que le marché de l’art est fortement touché par la crise financière de 2008. Toutefois, cet affaiblissement n’est pas durable. En effet, le produit des ventes mondiales atteint 13M$ en 2010 puis 18M$ en 2011. La confiance dans le marché atteint un record à 36% en mars 2010 et demeure supérieure à 10% tout au long de l’année.

L’année 2010 voit pour la première fois la Chine devenir le premier pays pour les ventes aux enchères, étant porté en cela par l’engouement des collectionneurs chinois pour des œuvres d’art chinoises. Ainsi, sept chinois figurent parmi les 15 artistes les plus importants de l’année en termes de chiffre d’affaire des ventes.

Le marché de l’art a donc mis un an et demi à retrouver son niveau d’avant crise, porté par des ventes de prestige et l’importance croissante de la Chine. De ce fait, depuis 2010 le produit des ventes a toujours dépassé 12M$ d’art haut de gamme et donc dépassé le niveau d’avant 2008. Si les Etats-Unis ont retrouvé leur première place dans le classement des pays par ventes aux enchères rassemblant 35% du produit des ventes en 2019, la Chine (31%) continue de jouer un rôle majeur dans le marché de l’art, grâce notamment à six maisons d’enchères exclusivement présentes en Chine.

Quelles différences entre aujourd’hui et 2008 ? Quels effets peuvent être attendus ?

Outre cette importance croissante de la Chine, la structure du marché de l’art au niveau mondial n’a pas fondamentalement changé. On constate même un renforcement des pratiques préexistantes à la crise. En particulier, le nombre de foire a continué à augmenter. Il faut rappeler la nature profondément différente de la crise de la Covid-19, due à un choc d’offre et à un choc de demande négatifs simultanés dans un contexte de diminution des échanges et déplacements liés au confinement imposé à un moment ou un autre dans une grande partie du monde. Dans le cas du marché de l’art, elle montre à quel point celui-ci repose encore sur la capacité des marchands à vendre leurs œuvres en physique. De fait, selon la foire TEFAF de Maastricht, en 2015, 48% des ventes dans le monde étaient réalisées en galerie, et 40% lors de foires locales et internationales, alors que les ventes en lignes ne représentaient que 7%.

Par conséquent le dynamisme économique du marché de l’art en général dépend largement de la capacité des marchands et maisons d’enchères à inciter des acheteurs potentiels à venir « en personne », ou du moins à avoir le plus de visibilité possible. Ainsi, en plus de la diminution de la demande en œuvres d’art liée à une crise en général s’ajoute l’obstacle de la distanciation et de l’impossibilité de se déplacer. Du fait de l’impossibilité de ce contact entre vendeur et acheteur pendant les périodes de confinement, les petites galeries et celles n’ayant pas pu développer d’expérience de vente en ligne risquent de disparaître en raison de la crise.

Enfin, l’annulation des foires internationales comme le rassemblement majeur qu’est Art Basel et la probable disparition de certaines d’entre elles va empêcher nombre de ces galeristes de développer leur clientèle à l’international. C’est ainsi que le tiers des galeries françaises risquent de fermer leurs portes à cause de la crise selon Marion Papillon, présidente du Comité Professionnel des Galeries d’Arts.

Pour Raymonde Moulin, les galeries qui réussissent le mieux sont celles qui parviennent à développer une importante présence et une reconnaissance à l’international. Celles-ci leur facilitent effectivement l’obtention de l’exclusivité de la vente d’œuvres d’artistes reconnus, voire de mouvements artistiques entiers.

Pour ce faire, une galerie cherche à devenir une « galerie-leader » en contrôlant directement un ensemble de galeries filiales installées sur les principaux centres mondiaux du marché de l’art, ou bien en cultivant les relations avec un réseau de galeries indépendantes chargée de distribuer à l’international les œuvres. On en conclue alors que les galeries qui réussissent sont celles qui parviennent à un monopole ou un oligopole si elle a des partenaires externes. Il en va ainsi de Gagosian qui possède 18 espaces d’exposition dans le monde et domine de fait le monde de l’art contemporain grâce à des artistes comme Jeff Koons.

Si certaines de ces galeries seront contraintes de diminuer leur activité et de fermer des filiales, il est toutefois peu probable qu’elles disparaissent. Les grandes maisons d’enchères telles que Christie’s ou Sotheby’s qui disposent d’un réseau encore plus solide que celui des grandes galeries et qui génèrent chaque année un important profit lié à la vente d’œuvres de grand prestige sont encore mieux équipées pour redémarrer leur activité. Ainsi Sotheby’s a déjà annoncé organiser une vente à distance le 29 juin 2020 : les lots seront présentés en ligne avec une liaison avec les acheteurs réalisée dans chaque ville où elle est implantée.

Conclusion

En conclusion, il faudrait donc s’attendre à une diminution du nombre de galeries et de foires à l’échelle mondiale qui bénéficiera davantage aux plus grandes structures, et à celles les plus à même d’innover dans la manière de vendre les œuvres. En cela, outre une incitation aux galeries et maisons de vente à augmenter leurs ventes en lignes, les conséquences de la crise ne seront pas fondamentalement différentes de celle de 2008.

*L’Art Market Confidence Index est un indice mesurant la confiance de dizaines de milliers d’acteurs du marché de l’art. Il est élaboré par la firme française Artprice et sa méthodologie s’inspire de celle du University of Michigan Consumer Index mesurant la confiance des consommateurs dans l’économie.

Victor Lebot-Bellec

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