
« Un géant de l’économie du XXème siècle » et « le plus influent et assurément l’un des économistes les plus aimés de notre temps ». Les compliments de Paul Samuelson et de John Kenneth Galbraith ne sont pas les seuls que Simon Smith Kuznets recevra dans sa vie. Ses travaux seront récompensés par l’obtention du Prix Nobel d’économie, qu’il obtiendra le 10 décembre 1971. D’un naturel modeste, ce dernier manifestera sa surprise devant une telle reconnaissance : « les économistes doivent toujours se préparer à des surprises : ils en trouvent beaucoup en essayant de mettre de l’ordre dans l’univers de leur étude. Mais je dois avouer que, rétrospectivement, ce prix semble être une surprise des plus inattendues, à laquelle je tente encore de m’adapter. »
Kuznets et la construction d’une pensée institutionnaliste
Cette récompense, au vu de son parcours, se comprend pourtant relativement facilement.
Né en 1901, à Pinsk en actuelle Biélorussie, il étudie à l’université de Kharkov jusqu’en 1922. Il dirige dès lors un bureau de statistiques, sous les ordres du pouvoir bolchevique. Il dira dans son discours, lors de la cérémonie de récompense, qu’il décida d’émigrer aux États-Unis en 1922 afin de retrouver son père, parti au début de la Première Guerre mondiale.
Aux États-Unis, il poursuivra ses études à l’université de Columbia et c’est en 1926 qu’il obtient son doctorat. C’est à ce moment-là qu’il rencontre deux personnes qui marqueront sa vie : la première sera Édith Handler, avec qui il restera toute sa vie ; ils auront deux enfants.
La deuxième personne sera son directeur de thèse, Wesley Clair Mitchell. A son égard, Simon Kuznets considère qu’il a vis-à-vis de lui, une « grande dette intellectuelle ». En effet, cet homme, fondateur du National Bureau of Economic Research et figure de l’institutionnalisme américain va sensiblement influencer Kuznets.
L’institutionnalisme américain a été un courant idéologique qui s’est développé dans la première partie du XXème siècle. Ce mouvement remet en cause les théories classiques de l’économie, qui considèrent cette discipline comme se basant uniquement sur des marchés, sur un équilibre entre l’offre et la demande et sur des acteurs au comportement rationnel. L’institutionnalisme, sans cependant dénigrer les concepts de la théorie classique, prend aussi en compte des éléments extérieurs, tels que les institutions et les processus historiques.
Ce courant, Kuznets va se l’approprier notamment pendant les trois décennies qu’il passera au sein du National Bureau of Economic Research, Il y restera de 1927 à 1961 et travaillera sur le revenu national ainsi que la croissance économique aux États-Unis.
Il fut aussi président de « Social Science Research Council Committee on Economic Growth », de 1949 à 1968, où il réalisera des travaux sur l’analyse comparative des croissances économiques des pays.
Kuznets et « l’économie de la croissance »
Lorsque Simon Kuznets reçoit le prix Nobel, en 1971, il est alors âgé de 70 ans et compte bien sûr à son actif la réalisation de nombreux travaux.
Progressivement, au cours de ses recherches, Kuznets développe et affirme son mode de pensée ; c’est ainsi que dès la publication de son premier livre, Secular Movements in production and prices (1930), il s’oppose déjà à une vision d’une économie trop statique et scolaire.
Pour lui, l’économiste ne doit pas seulement se concentrer sur les données statistiques. L’important est de savoir interpréter la réalité. Cette interprétation, contrairement à la vision des économistes classiques, ne se cantonne pas aux seules données économiques. Si ces dernières sont certes essentielles, il met en avant l’importance des données sociales, historiques, culturelles ou institutionnelles.
Au cours de tous les travaux qu’il publiera, son principal objectif est le suivant : celui de l’étude de la croissance économique et de ses conséquences.
Il obtiendra son Prix Nobel pour « son interprétation empiriquement fondée de la croissance économique menant à une compréhension nouvelle et approfondie des structures économique et sociale et du processus de développement. »
Comment Kuznets interprète-t’il la notion de croissance ?
Kuznets se focalise sur une certaine notion de croissance, la Croissance Économique Moderne. Selon lui, cette dernière naît avec la révolution industrielle.
Lors de son discours de Prix Nobel, il donnera la définition suivante : « La croissance économique d’un pays peut être définie comme une augmentation à long terme de la capacité à fournir des biens économiques de plus en plus diversifiés à sa population, cette capacité croissante reposant sur les progrès technologiques et les ajustements institutionnels et idéologiques qu’elle exige. »
Il y a donc trois éléments essentiels à la croissance économique selon lui : une augmentation à long terme ; des progrès technologiques et des ajustements institutionnels.
L’arrivée des progrès technologiques a bien sûr transformé la société qui a dû procéder à des ajustements institutionnels. On peut constater cela à travers la découverte de nouvelles énergies : la vapeur, l’électricité. Face à cela, des entreprises familiales, qui régnaient autrefois sur l’économie, ne sont plus capable de répondre à ce type d’avancées. Elles sont donc remplacées par de plus grandes institutions, de nouvelles usines. Les travailleurs connaissent alors de nouvelles formes de travail. Les journées de travail sont écourtées et la production est plus rapide. Les revenus par tête sont augmentés mais cependant les effectifs des ouvriers restent constants, notamment parce qu’ils produisent davantage.
En outre, l’avancée technologique entraîne des ajustements idéologiques. Les secteurs se transforment : l’agriculture prend une part moins importante dans l’économie, tandis que le secteur de l’industrie ou du service commencent à se développer. La baisse d’activité dans l’agriculture produit un phénomène d’urbanisation ; le mode de vie rural n’étant plus compatible avec ces avancées. La croissance économique pousse donc la société à effectuer des changements, notamment au niveau géographique. De nouvelles villes sont créées et les transports commencent à se développer.
Néanmoins, Kuznets est conscient des limites de ses recherches. En effet, il ne peut proposer un modèle de croissance économique généralisé car chaque pays contient des processus historiques différents et des institutions différentes.
Kuznets s’aperçoit également des problèmes sous-jacents que cette croissance économique peut amener. Au cours de ses recherches, il constate que le PIB par habitant en 1965 de 1,72 milliards d’individus (sur un total de 3,27 milliards) est inférieur à 120 $. En revanche, 0,86 milliards des habitants des pays développés avait un produit par habitant de 1900$. Ces disparités laissent supposer que cette croissance ne se construit pas sur un modèle égalitaire.
Les fluctuations économiques et la courbe de Kuznets
Les conclusions que Kuznets tire de la croissance économique lui permettent d’étudier les conséquences sur les fluctuations économiques.
Depuis 1927, Kuznets travaille avec Mitchell, qui s’est toujours intéressé aux cycles économiques. Et c’est sous cette influence que notre lauréat se plonge dans l’étude des cycles. Dans son livre, Secular Movements in Production and Prices, publié en 1930, il réalise des recherches sur la dynamique des prix et de la production en Allemagne, Belgique, États-Unis, France et Royaume-Uni. Ses travaux portent sur la période comprise entre la deuxième moitié du XIXème siècle et les années 1920.
Il s’aperçoit ainsi qu’il existe des cycles économiques, non pas de 50 ans comme Kondratiev l’a montré dans ses travaux, ni même de 10 ans selon Juglar, mais d’environ 20-30 ans. Néanmoins, il souligne l’importance de facteurs politiques et sociaux qui peuvent jouer sur ces fluctuations. Il admet qu’elles ne sont pas immuables et qu’il n’est pas possible d’en faire un modèle généralisé.
De nombreux chercheurs critiqueront les cycles de Kuznets, notamment sur la méthodologie que ce dernier a employée. Ils nuancent leurs propos en reconnaissant que ces cycles peuvent s’appliquer surtout aux États-Unis.
Enfin, c’est son travail sur la répartition des revenus qui vaudra à Kuznets d’être reconnu du grand public. Ce travail peut se résumer sous la forme de la Courbe de Kuznets, publié en 1955. Cette courbe, de U inversé, permet de mettre en relation la croissance économique et la répartition des richesses. Trois phases sont à distinguer. La première phase est celle du développement économique. Le pays se développe et les inégalités se creusent. Il existe ensuite une phase de stabilisation, dans laquelle la croissance et les inégalités tendent à rester constantes. Enfin, la dernière est celle où les inégalités s’amenuisent, avec un développement économique qui diminue.
Cette idée a longtemps dominé la pensée des économistes du XXème siècle. Mais ces dernières années, cette notion de courbe a été remise en cause. En effet, alors que le développement économique de certain pays continue, les inégalités n’en sont pas moins réduites. A ce titre, les États-Unis sont un bon exemple : la part du revenu national détenue par les 10% les plus fortunés a augmenté de près de 10% entre 1964 et 2013, selon une enquête de World Inequality Database.
Simon Kuznets, décédé en 1985, restera donc dans la mémoire de tous comme celui qui a développé le concept de croissance économique. Ses études ont ainsi permis d’introduire dans le domaine économique de nouvelles données, sociales, politiques ou culturelles. Ce fut de plus l’un des premiers a pointé du doigt les inégalités sous-jacentes à la croissance économique.
Et quand bien même sa médaille de Prix Nobel n’a été vendue aux enchères que pour la « modeste somme » de 391 000$ le 26 février 2015 à Los Angeles, il n’en reste pas moins que ces recherches sont jugées toujours inestimables pour de nombreux économistes.
Diane Fernandez