
Marc Touati est un économiste et le président fondateur du cabinet ACDEFI, un cabinet de conseil économique et financier indépendant au service des entreprises, des professionnels et des particuliers. Marc Touati s’évertue à démocratiser l’économie auprès du grand public.
Vous êtes très attaché à démocratiser l’économie. Vous avez d’ailleurs créé votre chaîne Youtube en ce sens. D’où vous vient cette envie de rendre l’économie accessible à tous ?
Mon premier métier a été d’être professeur à la faculté et d’enseigner l’économie à l’Université Panthéon Sorbonne. C’est pour moi une sorte de passion que de transmettre l’économie. Quand j’ai commencé ma carrière en 1993, puis rejoint d’abord la Banque populaire puis finalement Natixis en 1997, la culture économique des français était déjà très faible. Et surtout, les économistes étaient des experts un peu « inatteignables » qui mettaient volontairement un espace entre l’expertise et les citoyens. J’ai été l’un des premiers à vouloir démocratiser l’économie ce qui a fait beaucoup de bruits. A l’époque, j’avais 27 ans et pas mal d’économistes me disaient « Marc, on te comprend trop quand tu parles ». J’ai eu la chance d’être soutenu par la Banque populaire où j’ai créé un service d’études économiques ce qui était nouveau. Ça a très vite bien fonctionné car il y avait une demande. Il y a eu la crise asiatique et plein d’évènements qui ont engendré une demande d’une meilleure compréhension de l’économie.
L’un des grands drames de l’économie française, c’est que comme on n’a pas de culture économique, on applique trop souvent une culture de lutte des classes. La moindre réforme économique est « jetée aux orties » ou du moins politisée. Comme on a de même tendance à vilipender les entreprises du CAC40, or on oublie que 97% des entreprises en France ont moins de 10 salariés. C’est ça la réalité de l’économie. Salariés, chefs d’entreprise, on est tous dans le même bateau. Si on raisonne comme ça, je pense que l’économie française ira de mieux en mieux.
Vous êtes également fondateur et président du cabinet ACDEFI réputé pour ses prédictions économiques notamment. Pour le coup, la crise du coronavirus semblait imprévisible !
Ça c’est clair ! On est dans le cadre de ce qu’on appelle un « cygne noir ». Il y en a quelques-uns comme ça. Il y a eu le 11 septembre 2001, la faillite de Lehman Brothers qui n’était pas anticipable si j’ose dire, et puis là, on n’a une crise économique mais aussi un drame humanitaire. C’est ce qui fait que l’on a subi la plus forte récession depuis le krach boursier de 1929. Dans le cadre de la France, on a eu une baisse du PIB de 19% au premier semestre hors inflation. Même avec un rebond technique au deuxième semestre sans reconfinement, on aurait une baisse du PIB français de l’ordre de 11% en moyenne sur l’année 2020. Et au niveau mondial, une baisse de 4,5%. A titre de comparaison, lors de la dernière crise de 2008 qui a fait peur a tout le monde, le PIB mondial n’a baissé que de 0,1% en moyenne sur l’année 2009. Et encore l’hypothèse de -4,5% suppose une amélioration de l’économie au second semestre ce qui n’est pas encore garantit. Tous les ans, je fais le bilan de mes prévisions. On était les rares à prédire un fort ralentissement en 2020 au niveau mondial mais on ne pouvait évidemment pas anticiper une telle récession. C’est un épisode exceptionnel. Mais il faut réagir, c’est pourquoi je publie ce livre, RESET. C’est une forme de Reset que l’on est en train de vivre. On a une pandémie certes. Mais, surtout, le problème est qu’on avait une économie mondiale qui fonctionnait mal avec des bulles d’où l’intitulé de mon ancien livre « Un monde de bulles », beaucoup d’inégalités, « d’insécurité économique ».
Là, on a eu un reset. Il y a deux types de reset. Soit ça redémarre et ça fonctionne mieux qu’avant, soit, c’est pire qu’avant. Malheureusement, l’issue est loin d’être évidente. Evidemment, j’espère bien que le premier cas l’emportera mais c’est sous conditions et pour le moment, c’est vrai qu’on se rend compte que le reset engendre une situation pire qu’avant. La Chine est renforcée, les valeurs du numérique sont renforcées, on est dans un mouvement de repli sur soi, de démondialisation, de décroissance. On a des bulles financières qui se reforment. Tout ça est un petit peu dangereux… Il ne faut pas qu’on réédite les mêmes erreurs que par le passé.
Dans votre livre RESET, Quel nouveau monde pour demain ?, vous tentez de simuler l’activité économique de la France dans les prochaines années à venir et ce en utilisant différentes hypothèses.
J’ai fait plusieurs scénarios. Souvent on me perçoit comme pessimiste alors que pendant très longtemps, je le dis pour les plus jeunes, j’étais perçu comme très optimiste. Par exemple, en 1998, j’ai été l’un des premiers à dire qu’on assisterait à une croissance forte en France grâce à la révolution internet de l’époque, et c’est vrai que c’est ce qui s’est produit. Pareil en 2003, où j’étais l’un des rares à dire que ça allait redémarrer où même en 2009 quand je le prédisais dans mon livre qui s’appelait « Krach, boom et demain ? ». Donc vous voyez, je suis plutôt de nature optimiste. Mais depuis quelques temps, comme on a beaucoup de bulles, et que je souhaite que ces bulles explosent (car ce n’est jamais bon d’avoir des bulles financières trop gonflées), on me perçoit comme pessimiste.
Dans le livre, j’ai fait plusieurs scénarios de reprise. On a un scénario, qui est le mien, plutôt optimiste avec une hypothèse de rebond technique de 12% au second semestre et une croissance annuelle moyenne de l’ordre de 2,5% par an. Ce qui est là aussi très optimiste car au cours des 15 dernières années, la croissance annuelle moyenne en France était d’environ 1% par an.
Allons-y, on espère que la relance va fonctionner, que l’on va trouver un vaccin, qu’il n’y aura pas de nouvelle pandémie… mais même avec ce scénario optimiste, la France retrouverait son PIB d’avant crise (2019) en 2025. Ceci est mon scénario central.
Après, il y a deux scénarios alternatifs, très optimistes avec un rebond de 17% au second semestre. – soyons fous – avec une croissance annuelle moyenne de 2,5%. Et là, on retrouve le niveau d’avant crise en 2023.
Puis, il y a un scénario pessimiste, que certains nommeront réalistes qui fait que je maintiens les 12% de croissance au second semestre avec une croissance annuelle plus normale autour des 1,5%. Là, on ne retrouve le PIB d’avant-crise seulement en 2030. Il ne faut pas avoir peur, on va sortir de cette crise mais il ne faut pas non plus mentir aux Français, il faut être réaliste. Ça prendra du temps, c’est pourquoi il faudra s’armer de patience.
Pendant cette crise, l’épargne des français a augmenté de 100 milliards. On dit que l’épargne fait l’investissement mais là aussi, l’investissement des entreprises a chuté. Comment faire face à cela ?
C’est un grand problème ! Pendant le confinement, l’Etat français a été dans les plus généreux du monde vis-à-vis des salariés ce qui fait que, malgré le confinement, les revenus des ménages se sont maintenus. Et maintenant, on dit aux Français, il faut dépenser votre épargne. Mais comme on arrive à ce qu’on peut appeler la deuxième vague économique avec des licenciements, du chômage, les Français ont peur et maintiennent une épargne de précaution. D’où l’enjeu déterminant du plan de relance qui est plutôt du colmatage de brèche. On distribue les milliards en espérant qu’il n’y ait pas trop de déceptions ou de malaises sociaux. Il faut aller au-delà de ça ! Il faut une vraie stratégie de long-terme sur l’investissement, sur l’innovation, sur du social évidemment. Il faut une sorte de vision à long-terme. On nous parle du « haut-commissariat général au plan » mais bon, il s’agit là d’un « vieux machin » comme aurait dit le général de Gaulle, c’est quelque chose qui date de l’après-guerre si vous voulez. Préparer l’avenir avec une institution de l’après-guerre, c’est un oxymore, c’est-à-dire que c’est un petit peu contradictoire. On a besoin d’une dynamique d’investissement.
Est-ce que ce plan va quand même dans le bon sens ?
Bien sûr ! Il faut être honnête, ça va dans le bon sens. Evidemment, baisser l’impôt de production sur les entreprises… ce qui me gêne c’est qu’il manque une vision stratégique. On va saupoudrer un petit peu ici ou là. En plus, on a l’impression que les milliards tombent du ciel et qu’ils ne coûtent rien alors qu’on va encore augmenter la dette publique qu’on devra rembourser inévitablement. Encore une fois, il faut une vision stratégique sur l’innovation, sur l’investissement et donc sur l’emploi ! C’est très important.
Pour autant, avec ce marasme social, il faut bien entendu aider et ne pas faire d’austérité. Mais il faudrait des réformes structurelles sur le travail, les retraites, les dépenses de fonctionnement… tout cela a été oublié. On a une situation grave, mais il faut surtout donner des perspectives. Aujourd’hui, on limite les dégâts mais ça ne va pas tellement plus loin. On le voit avec les PGE (prêts garantis par l’Etat) qui ont peut-être sauvé des entreprises « zombies » qui n’auraient pas pu rester de toutes façons…
Il faut également une stratégie d’un point de vue sanitaire, un vaccin qui marche. Tant qu’on n’aura pas une thérapie qui fonctionne, on va rester avec des masques, on va rester confinés, on va limiter notre activité. Il nous faudrait aussi au plus vite des tests fiables avec résultats très rapides (en 15 minutes par exemple), cela nous permettrait de retrouver une vie relativement plus normale.
Demain, vous êtes à la tête de Bercy. Que faîtes-vous ?
Justement, dans le livre, il y a tout un chapitre sur « C’est quoi le bon plan ? ». D’abord, il faut baisser les impôts pour tous. C’est clair qu’il faut donner une impulsion. Dans le même temps, il faut réduire les dépenses publiques de fonctionnement, pas les dépenses de santé bien sûr. Il faut moderniser le marché du travail. Les 35 heures limitent notre croissance. Il faut fluidifier le marché du travail, avoir un code du travail moins complexe. Ces mesures étaient déjà indispensables avant la crise et on les a oubliées.
Il faut réduire le coût du travail. J’appelle notamment à réduire les charges sur les salaires. Et puis dernier point, j’appelle à favoriser le financement des entreprises sur l’innovation, sur l’investissement, peut-être même assouplir certaines règles prudentielles qui pèsent sur les banques pour soutenir cet investissement.
Pour reprendre le titre de votre livre, les crises permettent de Reset la déconnexion entre l’économie réelle et la sphère financière. N’observe-t-on pas le contraire ?
C’est bien le drame. Pour sortir de la crise de 2009, il fallait éteindre l’incendie. On a fait de la planche à billets, de la relance budgétaire…sauf que cela n’a pas été suffisamment efficace. On n’a pas eu de croissance forte et ces relances budgétaires sont venues alimenter ces bulles financières. C’est aussi ce qui se passe aujourd’hui. Les entreprises sont survalorisées, les indices boursiers explosent alors qu’il y a bien des pertes de revenus. Et je tiens à rappeler que les marchés boursiers sont censés refléter les profits, les dividendes. Là, ils reflètent des pertes. Plus qu’une bulle, je dirai même qu’il y a une sorte de schizophrénie : d’un côté on voit la fermeture des entreprises et le chômage et de l’autre côté on voit la bourse qui flambe. Tout à l’heure, j’évoquais la crise de 2009, la baisse du PIB mondial de 0,1% s’était accompagnée d’une baisse du Dow Jones de 54% au plus dur du krach. Là, on a une baisse du PIB mondial de 4,5% alors que le Dow Jones est à son niveau d’avant-crise. C’est quand même assez incroyable, voire indécent !
On observe la même chose chez le placement préféré des français à savoir l’immobilier. Les taux sont de retour à la baisse alors qu’on prédisait leurs hausses.
C’est exactement pareil. C’est-à-dire qu’en plus de la bulle boursière et il y a aussi une bulle obligataire. En temps normal, lorsque les dettes publiques augmentent, il y a une sanction des marchés : les taux d’intérêt augmentent. Depuis quelques années et encore plus aujourd’hui, comme les dettes publiques sont achetées par les banques centrales, les taux d’intérêt sont historiquement bas. Je prends souvent l’exemple grec : en 2012, pour une dette de 170% du PIB, les taux d’intérêt à 10 ans des obligations de l’Etat grec étaient de 35%. Aujourd’hui, elle va atteindre 200% du PIB et les taux d’intérêt sont autour de 1%.
On est dans une sorte de fuite en avant alimentée par ce que j’appelle la « morphine » des banques centrales. Le problème, c’est que la morphine calme la douleur mais elle ne soigne pas le malade. Cette fuite en avant est pour moi extrêmement dangereuse. Il faut aussi un RESET dans le sens où il faut retrouver du bon sens. Ce qu’on laisse pour les générations à venir n’est pas très glorieux. Laisser croire que l’on va japoniser l’économie mondiale, c’est selon moi insensé !
Soufiane Lamalam