Adopte un Prix Nobel #7 : Richard Thaler et l’économie comportementale

En 1906, l’économiste italien Vilfredo Pareto énonçait : « la psychologie est évidemment à la base de l’économie politique et, en général, de toutes les sciences sociales. Un jour viendra peut-être où nous pourrons déduire des principes de la psychologie les lois de la science sociale […] ». Ainsi débute l’ouvrage Misbehaving de l’économiste Richard Thaler, nommé Prix de la Banque de Suède en 2017, appelé plus communément Prix Nobel d’économie. Reconnu principalement pour ses travaux de l’économie comportementale, ainsi que sa théorie du Nudge, Thaler n’en est pas moins un personnage passionnant et attachant. Pour lui, intégrer les humains au sein des théories économiques est bien sûr nécessaire afin d’améliorer la précision des prédictions, mais elle présente aussi un autre avantage. « L’économie comportementale est bien plus intéressante et plus amusante que l’économie conventionnelle. Elle est le contraire d’une science triste (Misbehaving, R. Thaler, 2015). » Immersion dans les travaux et la vie du Prix Nobel 2017, tout le contraire d’un économiste triste.

La remise en cause de l’homo-œconomicus

Une anecdote permet sans doute de bien comprendre qui est Richard Thaler. Alors qu’il débutait sa carrière d’enseignant, la plupart des étudiants de son cours de microéconomie se plaignaient de sa notation jugée trop sévère. La note moyenne à l’examen était de 72 points sur 100, soit moins que la moyenne de l’établissement, même si cela ne changeait en réalité par la répartition des évaluations (même pourcentage de A, B, C, etc.). Afin de résoudre son problème, Thaler a décidé de noter son examen sur 137 et non plus sur 100, et ce pour deux raisons. D’une part, cette notation donnait une notation moyenne supérieure à 90 points et nombreux étudiants dépassaient les 100 points (donc très satisfaits). D’autre part, il est très difficile de faire de tête une division par 137, donc les étudiants ne cherchaient même pas vraiment à convertir leurs notes. L’année suivante, la moyenne de l’examen est passée à 96 sur 137 (soit 70 sur 100), soit moins que les 72 sur 100 de l’année précédente, mais aucun étudiant ne s’est plaint. Thaler a ainsi ajouté au programme de son cours : « les examens seront notés sur un total de 137 points, et non pas sur les 100 points habituels. Ce système de notation n’aura aucun effet sur l’évaluation obtenue dans le cours, mais il semble qu’il vous rendra plus heureux ».

Le travail de Thaler s’inscrit dans cette perspective : décrypter ces comportements jugés anormaux et mauvais par la science économique traditionnelle. En effet ils s’éloignent des comportements rationnels et égocentriques de l’Homo œconomicus  qui fondent la plupart des modèles formels. En théorie l’Homo œconomicus agit de manière egocentrique et est capable de maximiser sa satisfaction en utilisant au mieux ses ressources (de maximiser son utilité), ces biais cognitifs et ces incohérences le démentent pourtant. Comme le suggère Thaler, ces bizarreries ont généralement une influence minime sein des modèles économiques puisqu’on utilise des bases de données statistiques par essence proches de la réalité. De surcroît c’est le comportement d’ensemble et non pas anormal qui prévaut. En cas de baisse du prix des engrais, les agriculteurs vont par exemple avoir tendance à utiliser plus d’engrais et inversement, même s’ils mettent du temps à s’ajuster vis-à-vis du changement de prix. Le problème pour la science économique intervient lorsque la théorie implique un comportement unanime des individus. En considérant qu’épargner pour la retraite est un comportement rationnel de l’individu, on omet forcément le fait que de nombreux individus même s’ils doivent le faire ne vont pas épargner pour leur retraite et ainsi se retrouver sans rien. 

La thèse de Richard Thaler porte sur le prix de la vie, une thématique particulièrement d’actualité en période de Covid-19. Jusqu’à combien sommes-nous prêts à payer pour sauver une vie humaine ? En d’autres termes combien vaut la vie ? Supposons qu’on construise une autoroute, et l’on propose un dilemme aux usagers. Soit l’on met en place un péage de 10 euros qui permet de mettre en place des infrastructures pour réduire les accidents à 10 par million de véhicules, soit on met en place un péage de 100 euros, permettant alors de réduire les accidents à 10 par million de véhicules. La préférence des individus pour la première option s’inscrit dans la consolidation d’un prix de la vie, jugé aujourd’hui d’environ 7 millions de dollars. Les travaux de Thaler permettent aussi de comprendre, décrypter, et à terme d’agir en matière de politiques publiques.

La nouvelle économie comportementale

Richard Thaler n’est pas le premier à s’intéresser aux comportements atypiques des individus et leur intégration aux modèles économiques. En effet Daniel Kahneman, expert en psychologie cognitive et Tversky, expert en psychologie mathématique et Amos Tversky, expert en psychologie mathématique, ont reçu le prix Nobel d’économie 2002 déjà pour leurs travaux fondateurs en matière de biais cognitifs et de finance comportementale. Avec Thaler, ils forment la nouvelle économie comportementale. Le terme d’ « économie comportementale » renvoie premièrement aux travaux d’Herbert Simon sur la rationalité limitée, à ceux d’Akerlof sur l’asymétrie d’informations et ces premiers écrits qui ont remis en cause la pertinence de l’ Homo œconomicus. La nouvelle économie comportementale a davantage systématicité ce travail, mais l’a aussi étendu à d’autres champs de l’économie. En la matière, le rôle de Thaler est fondamental. En effet il a lutté avec patience pour mettre en valeur les travaux de l’économie comportementale, et la développer davantage. Dans Misbevahing, il développe sa lutte pour faire tomber la citadelle de la théorie standard qu’il résume par cette hypothèse : « optimisation + équilibre = théorie économique ». La tâche sera particulièrement ardue sur le plan financier, où la théorie traditionnelle (de Milton Friedman ou Fama) fait du marché financier l’illustration même du fonctionnement parfait des marchés et de la rationalité des agents. Thaler souhaitait voir une finance qui tendrait « vers l’établissement de ce que j’appellerai une théorie économique fondée sur des données économiques probantes ».

Dans son discours de remise du prix Nobel, Richard Thaler explique ainsi sa récompense : « j’ai découvert la présence de la vie humaine, là où mes confrères économiques pensaient qu’elles n’existaient pas : l’économie ». Selon ses mots, il a tenté avec ses collègues d’intégrer davantage l’humain aux modèles économiques. Il précise bien que nous avons encore besoin des théories économiques traditionnelles, néanmoins il faut enrichir ces travaux avec d’autres sciences sociales afin d’améliorer la fiabilité de l’économie. A l’heure actuelle l’économie comportementale ne touche d’ailleurs pas tous les champs de l’économie, elle est par exemple très peu présente voire inexistante en macroéconomie. A ce titre, Richard Thaler apprécie particulièrement les travaux de Banerjee et Duflo. Dans la vie quotidienne, l’économie comportementale touche à des domaines extrêmement larges, autant les marchés financiers, que le système des retraites, que le paiement de footballeurs par exemple. Or comme le suggère dans son discours Thaler, une fois que l’on reconnait que les êtres humains sont des créatures faillibles, alors on peut aussi les aider davantage à prendre de meilleures décisions. Identifier les biais cognitifs des individus pour orienter leurs comportements, c’est le sens même de la théorie du Nudge.

Le paternalisme libéral : la théorie du Nudge

Avec Cass Sunstein, juriste et philosophe américain, Richard Thaler a ainsi tenté de traduire la connaissance des biais cognitifs en matière de politiques publiques. La thèse de Thaler le montre avec le prix de la vie. Simplement en offrant une réalité légèrement différenciée aux individus, on a tendance à changer leurs choix et leurs comportements. Par exemple à la cantine, la disposition des fruits et des desserts, modifie notre tendance à composer notre repas de telle ou telle manière. Nous sommes victimes à notre insu, de choix qui sont présentés d’une manière qui nous pousse à agir d’une manière que nous pourrions regretter, ou au contraire apprécier. En procédant à de petites modifications dans un environnement, on peut ainsi altérer des comportements. En d’autres termes, il suffit d’un « coup de pouce », d’un « Nudge » selon le terme anglais repris par Thaler. L’exemple classique est celui d’un aéroport, aux Pays-Bas, qui a apposé des autocollants en forme de mouche au fond des urinoirs, afin d’inviter les hommes à viser la mouche, à l’intérieur de l’urinoir et ainsi diminuer les dépenses de nettoyage. Les projections ont diminué de 80%.

L’idée du Nudge représente une forme de paternalisme, puisqu’elle considère qu’il y a un comportement qui est meilleur pour l’usager et d’une certaine façon on l’oriente fortement à adopter ce comportement. Néanmoins on l’envisage comme un « paternalisme libéral » car ce paternalisme ne passe pas une obligation, une interdiction ou même une sanction. Dans le cas de l’urinoir, l’usager peut très bien uriner tout de même à côté si bon lui semble, et il ne sera pas sanctionné s’il le fait, mais on l’oriente gentiment à ne pas le faire pour préserver la propreté publique. Sunstein et Thaler ont ainsi appliqué la théorie du Nudge pour faire des recommandations en matière de politiques éducatives, sanitaires ou environnementales. Dans leur plan « Save More Tomorrow » (2005) sur le manque d’épargne des américains pour leur retraite, Sunstein et Thaler ont proposé de mettre en place un plan d’épargne par défaut. En effet si par avance, on accepte de moduler son épargne par rapport à son revenu (pour maintenir un taux d’épargne constant), on épargne davantage que si à chaque moment on auto-régule son épargne. Même si les usagers procrastinent à modifier leur épargne, le système le fait alors par lui-même. En Grande-Bretagne, David Cameron avait créé une « nudge unit » chargée de réfléchir à cette problématique et développer des améliorations concrètes, et il n’a pas été le seul à utiliser la théorie du Nudge.

Pour conclure son discours de Prix Nobel, Richard Thaler cite une expression qu’il avait promise de dire : un coup de pouce pour le bien (« a nudge for good »). Néanmoins il modifie l’expression en hommage à Alfred Nobel, se faisant ainsi le partisan d’un coup de pouce pour le plus grand bien de l’humanité (« the greastest benefit of mankind »). Souvent jugé comme original, Thaler reçoit le Prix de la Banque de Suède en 2017 témoignant ainsi de la considération nouvelle pour l’économie comportementale. Atypique, il ne pouvait s’empêcher un trait d’esprit pour la remise de son Prix Nobel. A Nudge for Thaler ?

Nathan Granier

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