
Transperçant la ville à 20 kilomètres/heure, elle est pour certains un objet de danger public, pour d’autres l’assurance d’une arrivée rapide à bon port. La trottinette électrique s’est imposée en quelques années dans le paysage urbain, à une vitesse impressionnante quand on sait à quel point nos déplacements quotidiens sont ritualisés et socialement codifiés ; ces objets « hors de la tradition urbanistique française » bousculent les codes de l’espace public, selon l’urbaniste Marie-Hélène Massot.
Si certains achètent des trottinettes qu’ils rechargent chez eux chaque soir, ce sont surtout des modèles dits « partagés » qui sont utilisés par les citadins. Lime, Uber, Pony, Bolt, Gobee, … Ces véhicules colorés, gérés par de jeunes entreprises, habillent désormais tous les trottoirs et toutes les routes des métropoles françaises. Leur modèle économique est aussi novateur que la mobilité qu’elles proposent ; Easynomics vous propose de le décrypter !
La mobilité, enjeu du siècle
De l’Hyperloop au voyage spatial, on pense souvent aux révolutions de notre mobilité qui permettent de traverser le monde et l’espace en un temps record. Ce n’est pas le sujet de cet article, qui s’intéresse à la mobilité de tous les jours, à celle qui permet de se rendre au travail, à l’école, de faire ses courses, de se rendre chez des amis, … Et celle-ci n’a pas à rougir face à sa grande sœur.
« Propre, partagée, autonome et connectée : la mobilité du quotidien est en pleine mutation et suscite des réflexions stratégiques » écrit Céline Gauthier dans l’étude La transformation de la mobilité du quotidien du cabinet de conseil Wavestone. Au cœur de cette question, un paradoxe : alors que les progrès de la science rendent les déplacements de plus en plus rapides, le temps de voyage ne s’est pas raccourci ; ce sont les distances qui ont augmenté. Pour se rendre sur son lieu de travail, là où on marchait 1 heure pour faire 5 kilomètres, on prend désormais le RER 1 heure pour en faire 20.
Dans ce contexte, le besoin de revenir à une mobilité différente apparaît. Le concept de « Ville du quart d’heure », qui s’est vu attribué un poste d’adjoint à la Maire de Paris, s’en veut la preuve : il s’agit de la possibilité d’accéder en mobilité active (à pieds ou à vélo) à toutes les fonctions urbaines en moins de 15 minutes. Selon l’urbaniste Carlos Moreno à qui on doit ce concept, il s’agit de « mailler la ville et rapprocher au maximum les fonctions sociales ».
Sans mauvais jeu de mot, ce pari est notamment fait à Paris. Au grand dam des automobilistes, exit les traversées Nord-Sud ou Est-Ouest de la capitale. L’objectif affiché est de désengorger les grands axes pour y laisser la place aux mobilités actives, notamment partagées.
Cette notion de partage est importante car elle fait le pont entre transition énergétique (mobilité dite « douce », non polluante) et solidarité (partage, coût supporté en partie par la collectivité). C’est dans cette optique qu’a été mis très tôt en place le service VELIB, qui existe depuis dans de nombreuses villes : des bornes situées à différents endroits de la ville permettent d’emprunter des vélos pour des durées réduites. Ce modèle a longtemps été la pointe de la mobilité partagée ; pourtant, il est aujourd’hui concurrencé par un autre.
L’origine du free floating
En 2014, Dai Wei, un étudiant pékinois, fonde Ofo. Cette startup propose des vélos à la location. Pour les emprunter, pas besoin de se rendre à une borne… Ils sont partout dans la rue, sans point d’attache ! Ce concept porte un nom : le free floating. Au travers d’une application qui géolocalise vélos et usagers, on peut louer à la minute ces véhicules. Un système de cadenas intégré au cadre permet en théorie d’éviter la disparition de ces derniers.

Le pari est risqué et il est… perdu. Ofo n’avait pas anticipé la dure loi de la rue : vols, dégradations, conditions météo, … Les vélos, trop bon marché et peu résistants, finissent tous à la casse. Or, cela n’est pas viable : les vélos sont des actifs, qui doivent rouler plusieurs mois avant d’être rentabilisés. Le retour sur investissement se réduit en même temps que la durée de vie des véhicules…
Les mêmes échecs se reproduisent dans l’hexagone, notamment pour le premier opérateur free-floating à faire rouler les français : Gobee Bike. La firme hongkongaise place plus de 400 vélos à Lille, Lyon, Reims et Paris. Mais encore une fois, la destruction du parc de deux roues fait fuir l’entreprise, qui quitte la France quelques mois plus tard.
Cela aurait pu signer la fin de l’éphémère vie du free floating ; mais la flexibilité que ce système permet a poussé des entrepreneurs à préserver, en transformant leur business model.
Un business model tâtonnant
Le premier changement à apparaître porte sur la durabilité des véhicules proposés : cadres plus épais, roues alvéolées increvables, soudures en remplacement des vis, … Les vélos deviennent plus résistants, mais cela ne doit pas se faire aux dépens de leur maniabilité. Les dépenses en R&D sont alors très importantes pour les start-ups. Les innovations technologiques sont aussi importantes. Des puces GPS sont intégrées aux vélos, ainsi que des moteurs électriques. Le modèle s’étend ensuite des vélos aux trottinettes dont on parlait plus tôt : les transformations vont vite, et chaque échec fait rebondir les entreprises du secteur.
Aux premières start-ups viennent aussi s’ajouter des entreprises déjà bien implantées dans le secteur de la mobilité, Uber en premier lieu : en avril 2019, la firme américaine lance à Paris « Jump », son service de vélos électriques, reconnaissables à leur couleur rouge vif. La force d’Uber dans ce secteur ? Ses liquidités importantes. En effet, la R&D et la constitution de la flotte sont des investissement importants, difficiles à porter pour des jeunes entreprises dont le business model n’a pas fait ses preuves, et dont le ROI (Retour sur investissement) est encore flou : selon le Boston Consulting Group (BCG), une trottinette doit rouler au moins 4 mois pour devenir rentable. Des contraintes si fortes que même Uber a finalement renoncé à ce modèle, cédant son service Jump seulement 1 an après son lancement. Un moyen de « revenir à sa recette originelle, celle d’une entreprise technologique qui laisse des partenaires se charger d’investir dans les capitaux physiques et leur trouver des clients contre une commission » écrit ainsi Jamal El Hassani dans le JDN. Autrement dit, si la gestion de la flotte est intéressante, l’investissement initial nécessaire à sa constitution est encore trop risqué pour le supporter…
Une start-up fondée à Oxford, Pony Bike, a su adapter son business model à cette difficulté. Sur son site internet, elle propose « d’adopter un Pony » : les utilisateurs de l’application peuvent investir dans un véhicule aux couleurs de la marque, en échange par exemple de 195€ pour un vélo. A partir de ce moment, Pony entretient, répare et gère le véhicule, et les gains des locations sont partagés entre la start-up et le propriétaire du vélo. On peut ainsi estimer ses gains selon le type de véhicule acheté, le prix par trajet fixé, ou le nombre de voyages :

Pour la start-up, c’est un moyen de mutualiser les risques d’investissement, de limiter les levées de fonds, et de fidéliser une communauté. De plus, « le fait que les vélos appartiennent à quelqu’un et que cela soit indiqué lors de la location dissuade les utilisateurs de les dégrader », explique Paul-Adrien Cormerais, fondateur de la société au journal Mieux Vivre.
Ce modèle est novateur et semble plus durable que d’autres. Il séduit usagers, propriétaires et collectivités, notamment car il s’appuie sur le concept d’économie du partage, qui lui donne une dimension presque sociale : cela a permis à Pony de gagner l’appel d’offres de la ville de Grenoble lorsque celle-ci sélectionnait ses opérateurs en free-floating…
La législation rattrape son retard
Des appels d’offres de ce type, il en existe désormais dans de nombreuses métropoles françaises. A Paris, sur les 16 candidats, seuls 3 se sont vu accorder l’accès à un marché désormais limité – pour le plus grand plaisir des parisiens, qui voyaient se multiplier les opérateurs, et avec eux l’occupation des rues. En effet, les flottes des opérateurs de free-floating ont tendance à envahir la voie publique : la place de ces entreprises n’avait jamais été prévue par les réglementations en vigueur jusqu’alors. Abandons sauvages et stationnements gênants ont fait grandir l’animosité des non-initiés envers les services de free-floating.
C’est dans ce contexte notamment qu’a été promulguée la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM) en décembre 2019. L’article 41 de celle-ci prévoit de soumettre les opérateurs à un régime d’autorisation d’occupation du domaine public. Ce cadre juridique est pour les collectivités un moyen de ne pas subir le développement du free-floating, mais d’en faire un réel allié de leur politique de mobilité. Pour Nicolas Gorse, DG de Dott France, ces avancées permettent de faire disparaître l’image envahissante des trottinettes et vélos, à tel point que le free-floating se transforme en « smart parking » : emprunter ce moyen de transport oui ; mais hors de question de l’abandonner n’importe où.
Avenir et limites du free-floating
Il inscrit aussi le développement de ce modèle dans des règles, nécessaires à sa pérennité : après la profusion d’idées et de disruptions de ses débuts, le free-floating a désormais besoin de se structurer. A ses débuts, la fragilité de son modèle économique a nécessité le recours à des formes de travail précaires. La gestion de la recharge de la flotte était « uberisée », grâce à des « juicers » : des auto-entrepreneurs qui chaque nuit entassent toutes les trottinettes et vélos électriques dans des camionnettes, avant de les mettre à charger dans des garages et de les placer aux endroits stratégiques de l’agglomération au petit matin. Socialement et écologiquement, on a connu plus efficace…
Mais là encore, les avancées vont très vite, et dans le bon sens. Nicolas Gorse nous explique ainsi que les recharges des trottinettes Dott sont effectuées par des salariés en CDD ou CDI, et que les batteries des trottinettes Dott sont 100% échangeables depuis 8 mois. Pour cet opérateur qui vient de remporter les appels d’offre des villes de Paris et de Lyon, les entreprises de mobilité ont un rôle à jouer dans les villes, et les progrès sociaux et écologiques ne peuvent pas être laissés de côté.
Ainsi, ce système semble pouvoir s’étendre à d’autres domaines. En ligne de mire notamment, le partage de voitures. La fin du service parisien Autolib’ – à bornes -, remplacé plus ou moins efficacement par d’autres prestataires qui fonctionnent sans points d’attache semble aller dans ce sens. De manière plus large, c’est une nouvelle manière de penser la propriété des moyens de se déplacer qui se dessine : une forme de mutualisation des véhicules à une époque où nos besoins sont complémentaires. Le free-floating catalyse une volonté de redéfinir les déplacements du quotidien, en exploitant au mieux les révolutions technologiques que nous traversons ; en cela, il a devant lui de belles années qui l’attendent !
Elias Orphelin