Le reconfinement et le dilemme du tramway : The Corona Dilemma

Confrontés à la seconde vague de l’épidémie de COVID-19, la plupart des gouvernements européens se retrouvent face à un panel de solutions similaires : couvre-feu, confinement local, confinement global, et autres restrictions complémentaires. Dans ce contexte, deux écoles de pensée semblent se dégager. D’une part, les partisans d’une ligne rigoureuse qui à juste titre, soulignent le nombre de morts, la courbe exponentielle de cas, ainsi que les capacités limitées des établissements de santé. D’autre part, les défenseurs d’une ligne moins restrictive, qui à juste titre également, argumentent sur les effets néfastes du confinement avec une contraction de l’activité, des faillites d’entreprise, une aggravation de la dette publique, une hausse du chômage, ainsi que des conséquences sociales comme psychologiques. 

La majorité des citoyens occidentaux sont probablement situés entre ces deux positions caricaturales, souhaitant prendre des mesures restrictives pour lutter efficacement contre le COVID et éviter les morts, tout en préservant un minimum la vie économique et sociale. Toutefois on observe bien que les politiques publiques se retrouvent devant un dilemme. 

Aux origines, qu’est-ce que le dilemme du tramway ?

Afin de modéliser ce dilemme, l’économiste Paul Frijters a repris un dilemme traditionnel : le dilemme du tramway. Appelé aussi problème du tramway, cette expérience décrite pour la première fois en 1967 par Philippa Foot, est utilisée en sciences cognitives et en neuroéthique. Imaginons qu’un tramway fonce sur cinq personnes et s’apprête à les écraser. Le sujet acteur (potentiellement vous) se trouve à proximité du levier qui permet de modifier l’embranchement du tramway. Si le sujet actionne ce levier, alors le tramway ne fonce plus sur cinq personnes mais sur une seule. Au lieu d’en tuer cinq, le tramway en tue une. « Imaginons le conducteur d’un tramway hors de contrôle qui ne peut choisir de dévier ou non de sa course depuis une voie étroite vers une autre : cinq hommes travaillent sur l’une, et un homme est situé sur l’autre. La voie prise par le tram entraînera automatiquement la mort des personnes qui s’y trouvent » résume Philippa Foot dans The Problem of Abortion and The Doctrine of The Double Effect

La voiture autonome pourrait faire le tri des personnes à ...

Naturellement nous aurions tendance à dévier le tramway vers la voie où on ne se trouve qu’une seule personne. Il semble toujours préférable de tuer une seule personne, plutôt qu’en tuer cinq. Cette volonté traduit en vérité une position utilitariste. Le sujet tente alors de maximiser l’utilité, en préférant un mort à cinq, sans autre considération morale. A rebours de l’utilitarisme de Jeremy Bentham ou John Stuart Mill, il est possible d’opposer une éthique que l’on peut qualifier de déontologique, proche de l’impératif catégorique kantien. En toute circonstance, il n’est pas acceptable de tuer un individu. En déviant le tramway, le sujet prend la décision consciente de tuer un homme. Dans une optique proche du libertarianisme développée par la philosophe Ayn Rand, aucun individu n’a le droit de porter atteinte à l’intégrité physique d’un autre innocent. Avec ces autres approches, le choix n’est plus entre tuer une personne ou en tuer cinq, mais entre agir ou ne pas agir. Il vaudrait alors mieux ne pas agir que de faire une action qui entraînerait directement la mort d’une personne. 

The Corona Dilemma : une application du dilemme du tramway

Dans un article pour l’Edmonton Journal, David Staples modélise le Corona Dilemma proposé par Paul Frijters. Ce dernier s’intéresse aux victimes invisibles (« unseen victims ») des mesures contre le COVID et plus spécifiquement du confinement. Parmi d’autres économistes, Frijters a tenté de quantifier les dommages qui seront causés non seulement par les infections au COVID-19, mais par le chômage, les dépressions, la malnutrition, les dégâts en matière de santé mentale, occasionnés par une mesure de type confinement. L’INSEE a évalué à 35% du PIB mensuel par mois de confinement, soit 3% de PIB annuel, c’est-à-dire 75 milliards d’euros par mois, à partir des coûts visibles du confinement. L’Institut Sapiens a tenté de mesurer les coûts intégraux sur le plan économique, chiffrant le coût du confinement à 150 milliards par mois. Ces dégâts sont pour l’heure complexes à estimer, d’autant plus avec des conséquences de moyen-long terme. Comme sont d’ailleurs complexes à estimer les impacts réels sur le plan sanitaire d’un confinement, qu’il soit plus ou moins rigide, par rapport à d’autres types de mesures. Toutefois nous retrouvons bien un dilemme qui est similaire à celui du dilemme du tramway. 

Image from David Staples  •  Edmonton Journal Oct 21, 2020

Lorsqu’un gouvernement doit prendre la décision de reconfiner ou non, il va nécessairement faire des victimes, de natures différents. D’une part en ne prenant pas de décisions restrictives, il risque de ne pas freiner suffisamment l’épidémie, augmentant de ce fait le nombre de cas et de morts. D’autre part si un gouvernement décide de confiner, il va faire d’autres victimes, des victimes économiques et sociales voire des morts, puisque la pauvreté et l’isolement peuvent tuer, même si elles le font plus indirectement que le COVID-19. Comme dans le cas du dilemme du tramway, la situation est bien hors de contrôle et il faut trancher entre les victimes potentielles, tout en gardant à l’esprit que le COVID-19 est plus meurtrier que les alternatives restrictives. Afin de sortir de ce dilemme, les gouvernements tentent d’ailleurs d’adopter des solutions hybrides pour diminuer au maximum le nombre de victimes du virus, tout en évitant que les mesures restrictives produisent des victimes. 

La pertinence d’un nouveau confinement

Il subsiste tout de même plusieurs différences avec le dilemme du tramway standard. Avec le COVID-19, il n’y a en aucun cas une situation où l’acteur (un gouvernement) tue délibérément une personne. On peut donc tout à fait être de morale kantienne et défendre des mesures très restrictives, comme des mesures plus souples. L’optique utilitariste reviendrait à estimer le coût de chacune des mesures et aboutir à un choix rationnel. Ce calcul coût-avantage fait alors entrer d’autres considérations morales, combien vaut en termes de chômage, de dette publique, l’acceptation d’une mort du COVID-19 ? Ce calcul sordide est celui que se refusent la plupart des gouvernements européens, prenant ainsi des mesures très restrictives, à l’image du deuxième confinement français. Dans le cadre de la crise du COVID-19, on constate d’ailleurs une inflation du « prix » d’une vie humaine étant donné les efforts économiques importants qui sont consentis afin de minimiser le nombre de morts. Toutefois l’épidémie de COVID commençant à durer, et pouvant possiblement durer plusieurs années, ce type de question prend de l’importance car le nombre de victimes invisibles augmente lui aussi.  

En reprenant le Corona Dilemma proposé par Paul Frijters, David Staples développe de son côté un plaidoyer contre les confinements agressifs. Bien entendu il est nécessaire de contenir l’épidémie, néanmoins le confinement dans son modèle le plus restrictif est un générateur massif de ces victimes invisibles. Non seulement il doit être une arme d’extrême recours, mais tout doit être fait pour l’éviter compte-tenu de son caractère dévastateur. Si le dilemme du tramway ne modélise pas avec perfection le dilemme du COVID-19, il montre bien que la difficulté des choix auxquels sont confrontés les gouvernants dans la situation épidémique. Une décision plus souple risquerait d’aggraver l’épidémie, alors qu’à l’inverse une décision plus rigide risquerait de frapper ces victimes invisibles de la vie économique et sociale. Enfin le dilemme du tramway souligne toute la dimension éthique et cognitive des décisions qui sont prises. Elles ne sont pas l’œuvre du bon sens, ou totalement objectivables, elles révèlent au contraire de véritables orientations philosophiques et économiques. 

Nathan Granier

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