Valéry Giscard d’Estaing (1926-2020) : libéralisme, crises et modernité

« La période la plus heureuse de ma vie, c’est lorsque j’étais ministre des Finances » se plaisait à répéter Valéry Giscard d’Estaing. Il détient en effet le record de longévité à ce poste qu’il occupe pendant près de 4 ans, entre janvier 1962 et janvier 1966. Une fois parvenu au sommet de l’Etat, celui-ci conserve d’ailleurs une grande partie de ses collaborateurs qui l’accompagnaient à l’économie et aux finances. Le polytechnicien-énarque, inspectateur des finances, avait toute la panoplie du technocrate de Bercy. Pourtant à l’heure des hommages, ce sont bien davantage ses mesures sociétales que son bilan économique qui est source d’éloges. Entre les ambitions libérales, les grands travaux et la fin des 30 glorieuses, le bilan économique du président Giscard d’Estaing tourne au clair-obscur. Hommage et décryptage.

La fin du mode de régulation fordiste

Valéry Giscard d’Estaing débute son septennat par plusieurs mesures sociales : le minimum vieillesse est majoré de 21% à partir du 1er juillet 1974, l’âge de départ à la retraite est abaissé à 60 ans pour deux millions de personnes au métier pénible et une allocation supplémentaire d’attente (ASA), permettant aux individus licenciés pour motif économique de percevoir 90 % de leur salaire pendant un an, est créée. Dans son discours de politique générale son premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, évoque l’interventionnisme gaulliste non sans une certaine admiration. Pris entre la tradition de son parti et sa modernité libérale d’alors, Valéry Giscard d’Estaing ne va cesser d’alterner au cœur des tempêtes. En 1974, le pays subit d’ores-et-déjà les conséquences du premier choc pétrolier de 1973. L’inflation s’élève à 16,8%. L’objectif prioritaire est donc de réduire l’inflation et stabiliser les grands équilibres macro-économiques. Jean-Pierre Fourcade, alors ministre de l’économie et des finances, met en place de nouvelles taxes (contribution exceptionnelle via l’impôt sur les sociétés, majoration d’impôts sur les revenus) et avec une politique restrictive.

Cette politique rigoureuse a en effet ses vertus dans le contrôle de l’inflation, néanmoins elle n’a pas pour effet d’endiguer la dépression, ni la hausse du chômage. En 1975, la France connaît une récession de 1% et le nombre de chômeurs atteint les 1 millions pour la première fois. Rappelons qu’en 1967, Georges Pompidou consacrait la formule devenue célèbre : « le jour où la France comptera 1,5 million de chômeurs, ce sera la révolution ». L’arrêt des 30 glorieuses et de la croissance de rattrapage va pourtant faire de cet enfer supposé une rapide réalité. Les années 1970 caractérisent en effet la fin du mode de régulation et de répartition fordiste au profit du nouveau mode de régulation actionnarial, avec l’apparition d’un chômage de masse. Alors que l’inflation persiste et que le chômage s’accentue, la France connaît une situation de « stagflation (chômage et inflation) » à l’image de ses confrères européens. Le premier ministre Jacques Chirac se positionne alors en faveur d’un plan de relance. En 1975, le président accède finalement à sa demande avec un plan de soutien de 30 milliards de francs (15 milliards en investissements publics, 10 milliards en mesures fiscales et 5 milliards de crédits accordés aux familles nombreuses comme aux personnes âgées). En 1976, Chirac finit tout de même par claquer la porte en désaccord sur l’élection du Parlement européen au suffrage universel.

L’arrêt du stop-and-go : le choix du libéralisme

En nommant Raymond Barre à Matignon, Valéry Giscard d’Estaing choisit « le meilleur économiste de France » selon ses propres termes. Jusqu’en 1978, le réputé lyonnais occupe également la fonction de ministre de l’économie, un cumul inédit sous la Vème République. Alors que le franc a dû quitter le Serpent monétaire européen en mars 1976, huit mois après l’avoir intégré, que l’inflation et le déficit extérieur s’accroissent, comme les dettes et le chômage, la trajectoire fixée par Raymond Barre est assez claire : la rigueur. Dans son discours de politique générale, Raymond développe : « la grande affaire pour le gouvernement est de conduire la lutte contre la hausse des prix ». Le « plan Barre » de 1976 s’inscrit dans cette perspective avec la limitation des salaires, le gel des prix à la consommation pour trois mois et des tarifs publics pour six, l’abaissement de la TVA, l’augmentation de l’impôt sur le revenu de 4% à 8%. La France de Valéry Giscard d’Estaing s’inscrit alors dans une littérature économique favorable à une action étatique rigoureuse sur le plan budgétaire, et à une politique monétaire de contenu d’inflation. A défaut de soutenir directement l’activité économique, la volonté est de préserver les grands équilibres et ramener un climat d’affaires souverain pour le secteur privé.

Pour Valéry Giscard d’Estaing, « ce qui a été fait à l’époque, ça représente ce qui a été fait à l’époque par madame Thatcher, moins la brutalité ». C’est toute la trajectoire que reprécise Raymond Barre en 1978 en faveur d’un « libéralisme social » et des « règles de l’économie de marché », celle d’un libéralisme décomplexé. Les prix industriels sont libérés en 1978, suivis de ceux des services en 1979. Le gouvernement met également en place une politique favorable à l’épargne avec une réduction d’impôt en cas d’investissement des sociétés d’investissement à capital variable (SICAV). La politique économique se rapproche de la désinflation compétitive, résumée par la formule du chancelier Schmidt : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain, qui sont les emplois d’après-demain ». Lors des 30 glorieuses, les gouvernements alternaient des périodes de relance et de rigueur budgétaire, Raymond Barre et Valéry Giscard d’Estaing vont néanmoins maintenir la même ligne économique, y compris après le deuxième choc pétrolier de 1979. Ces politiques économiques permettent de préserver la dette publique, à 20% du PIB à l’issue du septennat. Toutefois le chômage s’envole et atteint les 1,6 millions. L’impopularité du Raymond Barre, lieutenant économique de VGE comme ce bilan économique en demi-teinte, seront des balles dans le pied de la réélection giscardienne en 1981. La France n’aura alors pas vu le « bout du tunnel » (Barre).

Les 12 travaux de Giscard : énergie, industrie et Europe

Néanmoins il ne s’agirait pas de réduire le bilan économique de la présidence de Giscard aux volets budgétaires et monétaires et à l’aspect macroéconomique. Alors que la désindustrialisation débute dans les pays occidentaux, la France n’échappe pas à la règle. Dans ce contexte, Giscard d’Estaing débute le mandat par la modernisation du réseau téléphonique avec le triplement des lignes sur sept ans. Néanmoins son principal chantier demeure celui de l’indépendance énergétique avec l’intensification du développement de l’énergie nucléaire, figure de proue des pouvoirs gaullistes. Dans cette même volonté de modernisation dans le transport ferrorivaire, il lance l’étude sur le train à grandes vitesses. En 1976, la construction du supergénérateur nucléaire Superphénix est décidée, la Compagnie générale des matières nucléaires (COGEMA) et l’Institut de protection et de sureté nucléaire (IPSN) sont créés. En poursuivant ces grands projets, Giscard d’Estaing a fait du levier industriel et des investissements d’infrastructure une force notable de son bilan. Cette volonté s’inscrit également dans le cadre européen avec la création de l’Agence spatiale européenne, à laquelle il contribue. L’Europe est bien l’autre grand chantier de Valéry Giscard d’Estaing, notamment sur le plan monétaire. Grâce au resserrement des liens franco-allemands, le Système monétaire européen (SME) naît en 1978 instaurant un taux de change ajustable entre les pays de la Communauté économique européenne (CEE), avec la création de l’unité de compte européenne dite ECU en 1979. Le SME a vocation à répondre aux déficits du Serpent monétaire européen, au sein duquel le franc ne parvenait à tenir durablement sa place.

Ces grands chantiers menés sous Giscard contrastent avec l’image de gestionnaire austère qui accompagne ses autres mesures économiques. En menant une politique économique axée sur l’investissement, l’offre et les grands équilibres macroéconomiques, Giscard d’Estaing a ainsi connu des succès en matière de politique industrielle et préservé autant que possible les comptes publics. Toutefois la gravité des crises pétrolières, la persistance de l’inflation et surtout du chômage, comme l’augmentation (bien que contenue) de la dette publique, ternissent son bilan économique et social. Dans un contexte macroéconomique très difficile, il a subi le changement de mode de régulation et l’apparition du chômage de masse, qui lui ont probablement coûté son second mandat. Si le choix persistant de la politique de rigueur peut être critiqué, notamment après le second choc pétrolier, Giscard d’Estaing a surtout été le premier président à vivre sans le cadeau béni des 30 glorieuses. Le premier président de la Vème République qui a dû vivre avec une croissance réduite, la persistance du chômage et des déficits budgétaires. En bref, le président de la modernité est celui qui dû se confronter aux nouvelles problématiques du monde moderne. Des difficultés nouvelles qui invitent à un brin de nostalgie et ne sont pas sans évoquer ces vers de Baudelaire, si chers à Giscard d’Estaing :

« Mais le vert paradis des amours enfantines

L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs

Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?

Peut-on le rappeler avec des cris profonds,

Et l’aimer encor d’une voix argentine,

L’innocent paradis pleins de plaisirs furtifs ? »

Au revoir Giscard.

Nathan Granier

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