
Lorsque Narendra Modi, alors candidat du parti nationaliste hindou accède au poste de Premier Ministre, en mai 2014, ce dernier laisse échapper une légère blague qui ne passe pas inaperçue : « je ne suis pas un grand économiste ». Pourtant, le défi est de taille pour le sexagénaire : à la tête de ce que l’économiste John Kenneth Galbraith nomme « une anarchie qui fonctionne », Modi prend les rênes d’un pays en proie à la pauvreté, à la famine et aux instabilités politiques. Cependant, en ce début de XXIème siècle, l’Inde a également su montrer sa résilience et sa détermination à s’imposer sur la scène internationale. En effet, en 2001, l’économiste britannique Jim O’Neil, dans un rapport de la banque d’investissement Goldman Sachs, accorde une importance singulière à quatre pays émergents dont la croissance est exponentielle : Brésil, Russie, Inde et Chine, les fameux BRIC (l’acronyme étant ensuite devenu BRICS, le S symbolisant l’Afrique du Sud).
Avec une croissance à 7.3% en 2018, l’Inde s’impose donc comme l’un des pays au monde avec la plus forte croissance, devançant même la redoutable Chine de plus de 0.8 point de pourcentage. Acclamé au printemps 2019 lors du 17ème scrutin législatif, N. Modi est reconduit dans ses fonctions : son parti, le Bharatiya Janata Party, BJP, remporte à lui seul la majorité des sièges au Parlement. L’objectif de Modi va au-delà d’une simple volonté de croissance conjoncturelle : il s’agit de désamorcer les blocages structurels qui entravent l’Inde depuis plusieurs siècles. Pourtant, si les résultats économiques semblent être au rendez-vous, bien que toujours très instables, c’est un tout autre défi auquel l’Inde semble être à présent confronté : les décisions radicales et politico-religieuses du Premier Ministre menacent plus que jamais la stabilité déjà bien fragile du pays. Alors, quel avenir pour l’Inde de Narendra Modi ?
Des résultats économiques prometteurs…
Depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, l’Inde connaît une croissance fulgurante : le PIB par habitant sous sa législature augmente de 44% et l’inflation en 2018 avoisine les 5%, soit 4 points de moins qu’en 2012. Au vu de sa croissance exponentielle mais également de son potentiel non négligeable, l’Inde devient un pays extrêmement attractif pour les investisseurs mondiaux : en 2015, soit une année après l’entrée au pouvoir de Modi, le pays compte une entrée de 10 milliards de dollars en IDE.
Au-delà d’indicateurs purement conjoncturels, Modi multiplie les mesures structurelles afin de respecter ses promesses d’un programme volontariste et révolutionnaire. Le Premier Ministre développe ainsi la Good and Services Taxes, GST, équivalent de TVA. Cette mesure se veut sans précédent dans sa tentative d’unifier un pays pourtant divisé en 29 Etats. Le Premier Ministre a également lancé des mesures de dé-monétarisation de l’économie en novembre 2016 afin de réduire l’économie souterraine qui mine la santé économique du pays. Ces mesures visant à diminuer l’opacité administrative indienne ont permis au pays de se placer à la 77ème place dans le classement Doing Business de la Banque Mondiale répertoriant la capacité des pays à mener des affaires, soit un gain de 55 places depuis 2010.
Notons également un récent phénomène de brain gain, également surnommé « Back to Bangalore » : les indiens, pourtant longtemps déserteurs de leur propre pays, ont tendance à revenir en Inde depuis quelques années, le pays étant devenu le deuxième exportateur mondial de services informatiques après l’Union européenne.
… bien qu’encore très fragiles
Pourtant, les résultats économiques apparaissent comme encore très fragiles. Selon le Global Nutrition Report, l’Inde demeure un pays en proie à une pauvreté endémique où près d’un enfant sur trois est victime de malnutrition et seulement 2% de la population indienne fait partie de la classe moyenne. En 2020, l’Inde se classe 167ème dans le classement des indices de développement humain, IDH.
De plus, certaines mesures du Premier Ministre se sont avérées inefficaces, voire défaillantes. Ainsi, la GST développée a été longuement critiquée, si ce n’est même boycottée par l’opposition, puis redéfinie et échelonnée à multiples reprises, la décrédibilisant. De même, la mesure de dé-monétarisation de l’économie a été un cuisant échec pour l’Inde : perte d’un point de croissance en 2017, baisse de la demande liée à un manque de monnaie en circulation ou encore, paradoxalement, hausse des transactions suspectes (les établissements bancaires notant une hausse qui avoisine les 480%), la mesure semble avoir porteuse de plus de vices que de vertus.
Ainsi, le « Make in India » tant prôné lors de la première campagne électorale de Modi se heurte à une réalité économique sévère : malgré une croissance évidente, l’Inde ne parvient pas à rivaliser avec ses concurrents émergents et n’attire qu’une part dérisoire d’IDE, soit 15% de son PIB contre 21% en Chine.
Le regain nationaliste
Si les guerres et tensions motivées par l’obsession de posséder le territoire frontalier entre le Pakistan et l’Inde, le Cachemire, remontent à la fin de l’Empire des Indes en 1947, lorsque le Royaume-Uni renonce à sa colonie, l’arrivée au pouvoir de N. Modi impulse un regain de tensions non négligeable depuis 2014. En effet, afin d’analyser l’impact nationaliste du Premier Ministre sur son pays, il faut revenir en arrière et comprendre tout d’abord quelles sont les frictions historiques liées au Cachemire.
Lorsque l’empire britannique donne à l’Inde son indépendance, l’empire se voit divisé en deux territoires : le Pakistan, à majorité musulmane et l’Inde, à majorité hindoue. Pourtant, au Nord de ces deux pays, et à l’Extrême Ouest de la Chine, se trouve un territoire très convoité : la Cachemire. Si à l’époque le Cachemire est à majorité musulmane, son gouvernement, lui, est hindou et se rapproche politiquement de l’Inde. Débutent alors des guerres sans merci entre le Pakistan et l’Inde afin de mettre mainmise sur ce territoire frontalier. Puis, en 1949, l’ONU impose un cessez-le-feu et établit une ligne de contrôle temporaire. Le Cachemire est alors divisé en trois : le territoire est sous contrôle chinois, pakistanais et indien. La partie sous contrôle de l’Inde se nommera Jammu-et-Cachemire et dispose d’une forte autonomie. Rapidement, les guerres reprennent entre les groupes indépendantistes et les conflits dépassent même le territoire du Cachemire comme le rappelle funestement l’attentat à Bombay en novembre 2008.
C’est donc dans un contexte de guerre larvée que l’ultra-nationaliste hindou Narendra Modi prend le pouvoir. Le Cachemire critique ses mesures excessives et brutales, ce qui ne fait qu’accroître la colère du Premier Ministre qui multiplie ainsi les arrestations et les tortures, si on en croit les annonces officielles d’organismes de défense des droits de l’Homme. En février 2019, un attentat contre des militaires indiens est revendiqué par un groupe djihadiste. N. Modi accuse le Pakistan de soutenir de tels actes et envoie des forces armées directement sur le territoire de son ennemi. Plus encore, N. Modi révoque de façon unilatérale l’autonomie du Jammu-et-Cachemire quelques mois après sa deuxième élection. Un an plus tard jour pour jour, afin de célébrer l’anniversaire de cette révocation, N. Modi lance le chantier d’un temple hindou qu’il honorera en annonçant fièrement « toute l’Inde est en célébration aujourd’hui. Une histoire d’or a été écrite ». Un tel amalgame nie toute forme multiconfessionnelle et le geste politico-religieux du Premier Ministre ne fait qu’accroître les tensions déjà bien présentes dans l’une des zones les plus militarisées au monde.
Inde et COVID-19 : victoire ou tragédie dissimulée ?
Si la situation politico-économique de l’Inde peut être à bien des égards expliquée et analysée, un récent mystère semble pourtant résister à tout expert : le très faible taux de mortalité lié au COVID-19. En effet, l’Inde, deuxième pays le plus contaminé au monde après les Etats-Unis qui détiennent à ce jour le triste record de XXX cas, compte pourtant très peu de décès. D’après les données de l’Université Johns Hopkins, sur sept millions de personnes positives au COVID-19, seuls 110 000 ont succombé de la maladie. Ainsi, avec un ratio de létalité qui avoisine les 1.5%, l’Inde s’éloigne massivement des 2.8% des Etats-Unis.
Cet heureux rapport fait l’objet de nombreuses interprétations, dont trois majeures. La première, développée par le virologue T. Jacob John, stipule que cette corrélation est principalement due à une immunité naturelle indienne. En effet, les indiens, souvent en proie à des maladies agressives, à la tête desquels la dengue, possèdent comme directe conséquence un système immunitaire plus fort. Le niveau d’anticorps présent dans la population indienne limiterait donc l’impact létal de la maladie.
D’autres acclament les mesures prises par le Premier Ministre Modi qui aurait tiré des leçons de la catastrophe sanitaire qui s’éparpillait bien plus rapidement dans les pays développés. La réactivité de N. Modi lui aurait donc permis de préparer l’arrivée de la pandémie : soins intensifs renforcés dans les hôpitaux et confinement très strict dès fin mars expliquent donc un sort moins tragique que leurs voisins occidentaux. Ainsi, le ministère de la santé félicite à ce titre la « prise en charge rapide et efficace des patients en soins intensifs ».
Enfin, le dernier scénario qui expliquerait un tel rapport s’appuie sur le manque de données fiables présentes en Inde ce qui mènerait à une sous-estimation des décès. L’Inde étant un pays inégalitaire et à grande majorité rurale, le recueil de données précises et fiables est particulièrement complexe. Les journalistes de l’AFP notent que seul un décès sur cinq est comptabilisé avec une cause précise, de quoi fortement amoindrir le rapport final. Plus encore, des études gouvernementales vont jusqu’à soutenir que le nombre de personnes contaminées est dix fois supérieur aux chiffres officiels.
Quoi qu’il en soit, à nouveau, nous faisons appel à l’économie afin d’y voir plus clair. Si l’opacité des chiffres de mortalité empêche de tirer des conclusions fiables, un chiffre s’impose sans équivoque et fait froid dans le dos : au deuxième trimestre, le PIB indien table un recul historique à – 23,9%, soit presque dix points de plus que la France.
Audrey Barbieri