
Le mardi 12 janvier, la proposition de rachat de Carrefour par le géant canadien Couche-Tard a eu l’effet d’une bombe notamment dans ce contexte actuel de crise sanitaire, économique et politique. Alors que les impacts de la crise ont amené l’opinion publique et le gouvernement à penser la relocalisation des secteurs stratégiques – suite aux ruptures d’approvisionnement et aux pénuries de matériel médical – cette perspective de rachat du distributeur français peut apparaître comme une menace notamment pour la sécurité alimentaire des Français. L’annonce du premier confinement a eu un effet de panique. Les consommateurs se sont alors rués chez les grands distributeurs alimentaires pour se préparer à d’éventuelles ruptures de stock et débuter sereinement la lutte contre le virus dont la durée demeure toujours incertaine. La course vers les achats de produits de précaution est un choc de demande qui a eu pour conséquence une explosion historique des ventes en volume et des chiffres d’affaires.
S’il n’y a pas eu de rupture totale d’un type de produit selon Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), des pénuries se sont fait momentanément ressentir dans certains points de vente comme pour les pâtes, la farine, les œufs et le papier hygiénique. Les distributeurs ont alors été pris de court au printemps ce qui leur a demandé de faire preuve de résilience pour la suite. Ainsi, forts de l’expérience acquise, les distributeurs se sont visiblement mieux préparés à une hausse de la demande (lors du second confinement). La grande distribution a été qualifiée d’industrie de première nécessité par le gouvernement qui s’est donné la mission de protéger les secteurs dits stratégiques dont l’alimentation fait partie. Un rachat d’un des plus gros distributeurs français pourrait-il être une menace pour la sécurité alimentaire des Français ?
La situation de Carrefour
Carrefour est le premier employeur privé de France avec près de 150 000 employés (et 321 383 dans le monde). Au 3ème trimestre 2020, le groupe voit son chiffre d’affaires progresser de 8,4 % (à magasins comparables, hors essence et calendaire et à changes constants) sur la période. Une hausse spectaculaire, du jamais-vu depuis 20 ans. En France, le chiffre d’affaires a augmenté de 3,8 % avec une croissance de 2,5 % pour les hypermarchés qui étaient pourtant en perte de vitesse depuis plusieurs années.

Malgré la pandémie, le distributeur a tout de même bénéficié d’une activité soutenue. Les ventes ont été boostées en janvier et février par le succès du plan stratégique 2022 (qui porte sur la transition alimentaire et le « bien manger » pour tous). L’accélération s’est également fait ressentir en mars avec les achats de précaution liés à la prévision du confinement, puis l’e-commerce a continué de dynamiser les ventes (avec une progression de 65 % à l’échelle du groupe au 3ème trimestre). Ainsi, Carrefour semble être un groupe solide avec un poids considérable en France en occupant la 2ème place du secteur (19,5 % des parts de marché).
Un groupe tel que Carrefour serait une aubaine pour le groupe canadien Couche-Tard (né au Québec en 1980). Ce groupe, spécialisé dans les magasins de proximité adossés à des stations-service qui ouvrent jusqu’à très tard le soir, voit ses perspectives de revenus diminuer face à la menace à terme de ses ventes de carburant lié à l’essor de la voiture électrique (le carburant représentant 72 % de ses ventes). Ce rachat serait une opportunité conséquente pour Couche-Tard qui pourrait ainsi diversifier ses sources de revenus, investir sur le marché des grandes surfaces et s’implanter davantage en Europe notamment France. Le groupe propose alors un prix de 20 € par action, ce qui valoriserait le distributeur français à plus de 16 milliards d’euros.
Une souveraineté alimentaire de la nation
Bruno Le Maire a eu un avis tranché sur la situation en rappelant que Carrefour a un rôle dans la souveraineté nationale et donc dans la sécurité alimentaire des Français. L’Etat s’oppose alors au rachat, car l’alimentation possède la qualité de secteur stratégique. Il apparaît sans doute que cette situation reflète les déboires hérités de la crise, le gouvernement souhaitant protéger les intérêts stratégiques. Un esprit de résilience se dégage de cette décision puisqu’on « tire les leçons de cette crise sanitaire », la sécurité alimentaire n’ayant « pas de prix » selon le ministre de l’Économie. Dans le cas où le rachat se concrétiserait, l’Etat pourra utiliser son droit de veto grâce au décret sur les investissements étrangers, élargi à la distribution alimentaire via la Loi Pacte.
Face aux fermetures des frontières, les liens entre les différentes entreprises et entre les pays sont interrompus entraînant des ruptures dans les chaînes d’approvisionnement. Les perspectives de relocalisations se sont alors accélérées. Sans mener une politique de relocalisation systémique des activités productives qui pourrait nuire aux plus fragiles, on estime qu’une attention toute particulière devrait être donnée aux secteurs stratégiques d’intérêt général. L’opposition au rachat de Carrefour met alors l’accent sur les ruptures potentielles d’approvisionnement qui pourrait menacer la sécurité alimentaire ainsi que sur les perspectives de « casse sociale » qui pourrait nuire à l’emploi.
Avec des pics de demande inhabituels et des stocks généralement basés sur les prévisions de la demande, le secteur de la grande distribution a été confronté à des alertes de ruptures, de pénurie et de non-livraison. Le début de la crise a ainsi révélé une forte dépendance des chaînes d’approvisionnement à des acteurs internationaux. Il en est ressorti une nécessité de visibilité en temps réel sur l’ensemble de la chaîne pour réagir rapidement notamment au niveau des stocks. C’est alors que la question des relocalisations s’est répandue pour mieux sécuriser les approvisionnements. Cette question n’étant pas inédite dans le secteur de la grande distribution qui développe de plus en plus les filières courtes, les produits biologiques et les marques distributeurs. On suppose alors que l’annonce de rachat de Carrefour par Couche-Tard serait susceptible de menacer la sécurité alimentaire des français puisque la logique est à contre-courant des défis posés par la crise sanitaire d’autant plus que le groupe canadien est un acteur méconnu des français et possède des métiers différents de Carrefour.
Des intérêts économiques au-delà des décisions politiques
Les relations économiques entre la France et le Canada sont solides et porteuses d’alliances stratégiques, de coopérations sectorielles et de partenariats technologiques, scientifiques et d’innovation. La France est le 9ème partenaire mondial du Canada dans le commerce de marchandise et le 4ème partenaire mondial du côté des services en 2019. Ces relations à forte valeur ajoutée s’intensifient notamment dans les secteurs stratégiques dont les technologies médicales ou encore les énergies renouvelables. Le rapprochement des deux groupes pourrait s’inscrire dans la continuité de ces relations solides et dans le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement) qui est un accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada. L’offre de Couche-Tard peut être perçue comme une stratégie opportuniste dans un contexte où le principal actionnaire de Carrefour (le Groupe Arnault) a annoncé en septembre son intention de céder la majeure partie des actions Carrefour qu’il possède ouvrant ainsi la porte à de nouveaux investisseurs. Néanmoins, on peut imaginer que le groupe Couche-Tard n’a pas d’intérêt à réaliser cette opération de manière opportuniste et qu’il a pour ambition de conserver des relations bénéfiques avec la France. D’autant plus que ce rapprochement pourrait entraîner des synergies commerciales positives du fait de la complémentarité entre les deux groupes en matière de types de magasins et de présence géographique.
De surcroît, le groupe Carrefour a adopté le statut d’entreprise à mission et s’investit pleinement dans ce qu’on appelle la Responsabilité sociale des Entreprises (RSE). En tant qu’entreprise responsable, Carrefour met en œuvre une transition alimentaire en proposant des produits de qualité, en développant les produits biologiques tout en réduisant le gaspillage alimentaire et l’utilisation d’emballage. Le rachat de Carrefour pourrait alors être un accélérateur à sa transformation vers l’alimentation saine et l’e-commerce, débutée par le PDG Alexandre Bompard avec « Carrefour 2022 ». Pour continuer son développement dans ce sens, Carrefour a besoin de fonds. Le groupe Couche-Tard prévoit justement d’investir des milliards d’euros tout en reprenant la dette de Carrefour et en garantissant les emplois pendant deux ans. On pourrait alors estimer que le rachat de Carrefour par Couche-Tard pourrait être une perspective future pour développer la transition alimentaire prévue. De même, ce rachat pourrait être un atout pour Carrefour afin de faire face à la concurrence (E. Leclerc étant plus compétitif sur les prix et occupant la première place du secteur) en améliorant le cours de ses actions. Si Carrefour a perdu près du quart de sa valeur depuis cinq ans, le groupe pourrait bénéficier d’un levier de croissance grâce au dynamisme de Couche-Tard. Ce dernier ayant de l’ambition pour l’avenir puisqu’il souhaite doubler ses résultats et son taux de croissance via des acquisitions d’ici à 2023.
La visite du fondateur de Couche-Tard, Alain Bouchard, à Bruno Le Maire le vendredi 15 janvier a mis fin aux négociations. Couche-Tard a ainsi retiré sa proposition de rapprochement avec Carrefour dans un communiqué conjoint datant du samedi 16 janvier. Néanmoins, une perspective de partenariat industriel et opérationnel est envisagée. Ainsi, Carrefour restera français et pourrait coopérer avec le groupe canadien. Les domaines de coopération qui ont été soulevés concernent « la distribution du carburant le développement d’achats en commun, des partenariats sur le développement et la commercialisation de marques de distributeurs, le partage d’expertise et le lancement d’innovations pour améliorer l’expérience client, et l’optimisation de la distribution de produits sur les géographies communes aux deux groupes ».
Ce communiqué fait également état du potentiel de cet éventuel partenariat, l’innovation étant au cœur de la stratégie de développement de Carrefour. Son PDG, Alexandre Bompard, ajoute que ce partenariat « s’inscrit pleinement dans cette stratégie qui nous a déjà permis de retrouver une voie de croissance rentable ». Ce partenariat pourrait bel et bien être une source de création de valeur pour les deux groupes. Le cours de bourse de Carrefour est encore en hausse (16,61 € à la clôture de vendredi) par rapport à la période précédant l’intérêt de Couche-Tard pour le groupe. Ceci témoignant de l’attractivité (retrouvée) de Carrefour. Si l’on constate des intérêts économiques au rachat de Carrefour, la probable utilisation par le gouvernement de son droit de veto a néanmoins mis fin aux négociations. Cette décision souveraine a ainsi fait prévaloir la logique politique sur la logique économique malgré les perspectives d’avantages économiques que cette proposition de rachat a suscitées.
Amandine Lanes