COP26 : la théorie des jeux appliquée aux négociations sur le climat

En 2015, la COP21 (21ème Conférence des Parties) a abouti à l’accord de Paris dont l’objectif est de contenir, d’ici 2100, le réchauffement climatique à un niveau bien inférieur à 2 °C, et idéalement inférieur à 1.5 °C par rapport aux niveaux préindustriels. En août 2021, le rapport spécial du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) a montré que le réchauffement climatique s’élève aujourd’hui à 1.1 °C par rapport à ce niveau préindustriel. Si le réchauffement climatique suit sa trajectoire actuelle, le rapport prévoit que nous atteindrons 1.5 °C dès 2030 et 2.7°C d’ici 2100.

Ces écarts entre objectifs et réalités montrent que les politiques climatiques sont encore insuffisantes. Selon Albertini et Fabert (2015), « Il n’y a aucune raison pour que la somme des trajectoires nationales désirables corresponde à la trajectoire désirable à l’échelle de la planète ». Il est donc nécessaire de coordonner les politiques climatiques et coopérer pour répartir les efforts de réduction d’émissions de gaz à effets de serre (GES) ; c’est là tout l’enjeu de la COP26 qui se tient actuellement à Glasgow.

Pour les sciences économiques, le climat (et plus précisément le maintien de conditions climatiques favorables à l’activité humaine) est un bien public mondial, c’est-à-dire un « bien accessible à tous les États qui n’ont pas nécessairement un intérêt individuel à le produire » . Chaque pays a un intérêt à ce que le réchauffement climatique soit limité, mais chacun préférerait que le coût soit supporté par les autres ; cela engendre des comportements de « passager clandestin ». La théorie des jeux nous permet de formaliser et d’approfondir ce problème.

La théorie des jeux, un cadre d’analyse pertinent pour les négociations climat

La théorie des jeux est un modèle mathématique qui s’intéresse aux interactions stratégiques de joueurs (agents économiques). Les joueurs font face à une diversité d’options, et chaque option comporte une combinaison de coûts et bénéfices (des gains). L’analyse met en évidence une « stratégie dominante » pour chacun des joueurs, c’est-à-dire la meilleure stratégie leur permettant de maximiser leurs gains. Le modèle  le plus connu est celui du dilemme du prisonnier, où deux joueurs rationnels auront tendance à opter pour une solution non-coopérative qui maximise leur gain individuel, même si cela ne maximise pas le gain collectif ; c’est l’équilibre de Nash.

En économie, la théorie des jeux est utilisée pour analyser les comportements économiques d’agents rationnels. Ce cadre d’analyse a été appliqué aux relations internationales, et en particulier les négociations sur le climat. Dans ce cas, les joueurs sont généralement des Etats qui doivent opter pour une politique climatique impliquant un objectif de réduction de GES. Cette politique comporte des avantages (la production de conditions climatiques propices à l’activité humaine) et des coûts (davantage de sobriété dans les modes de production et de consommation, impliquant de renoncer à une part de la croissance économique). On dit que l’ensemble des parties ayant choisi de « coopérer » (c’est-à-dire d’opter pour une politique climatique ambitieuse) forme une « coalition ». Cette coalition est dite « stable » si les Etats ne sont pas incités à tricher en retirant leurs engagements pour ne plus endosser les coûts.

Ainsi, l’approche par la théorie des jeux fournit un cadre d’analyse simplifié pour répondre à de nombreuses questions lors des négociations sur le climat, telles que : Pourquoi les Etats sont-ils réticents à s’engager sur des politiques climatiques concrètes ? Comment anticiper les gains d’un État lors de la signature d’un accord ? Existe-t-il des Etats qui ont pour stratégie dominante « ne pas polluer » ? Comment inciter les Etats à endosser les coûts d’une politique climatique ? C’est surtout cette dernière question sur la répartition des coûts qui fait l’objet de débat à la COP26.

Il existe deux types d’approche de la théorie des jeux appliquée aux négociations sur le climat : l’approche coopérative et non-coopérative.

L’approche coopérative

Cette approche cherche à déterminer la politique que doit appliquer chaque joueur pour maximiser le gain global. Autrement dit, les Etats doivent décider en commun ce qu’il convient de faire. Les États constituant les parties de la négociation forment une « grande coalition ». Pour garantir la stabilité de la coalition, il faut trouver une règle pour partager le surplus global. Mais cette approche repose sur l’hypothèse qu’il existe une autorité supranationale capable de contraindre les États à respecter leurs engagements même s’ils ne maximisent pas leur gain individuel.

Le protocole de Kyoto a supposé que les Etats adopteraient une posture coopérative : les pays industrialisés (visés par l’Annexe 1 de la Convention Cadre des Nations Unies pour le Changement Climatique – CCNUCC) devaient s’engager sur un objectif contraignant de réduction de GES. La coopération des membres aurait dû déboucher sur une répartition équitable de l’effort et du surplus éventuel ; une autorité supranationale aurait dû contraindre les pays à respecter leurs engagements. Or, les négociations ayant suivi le protocole de Kyoto ont montré que ce n’était pas le cas : les pays émergents et en voie de développement ont refusé de prendre des engagements, les Etats-Unis ont refusé de ratifier le traité, ce qui a mis en échec l’idée d’une « grande coalition ».

L’approche non-coopérative

Les Etats étant des acteurs rationnels, ils vont chercher maximiser leur gain individuel et minimiser leurs efforts de réduction de gaz à effet de serre ; ils sont donc naturellement enclins à adopter un comportement de passager clandestin, c’est-à-dire à bénéficier de la politique climatique tout en reportant les efforts de réduction de GES sur les autres pays, sans prendre d’engagements de leur côté. Les États constituant les parties de la négociation forment une « coalition partielle ». Il faut trouver des incitations pour amener les Etats à coopérer.

L’approche non-coopérative cherche à déterminer la taille optimale de la coalition. En effet, obtenir un nombre n d’États membres permettra de maximiser le gain global de la politique climatique. 

  • D’une part, plus la coalition est large et contient un grand nombre d’Etats, plus les gains attendus de la coopération sont importants.
  • D’autre part, certains pays n’ont pas intérêt à coopérer car leurs coûts individuels sont très élevés par rapport à leur contribution dans le gain global. C’est notamment le cas des pays en voie de développement faiblement émetteurs de GES : s’ils rejoignent la coalition, ils feront beaucoup d’efforts pour réduire leur émission de GES, sans modifier significativement l’état du climat. Intégrer ce type de pays dans la coalition augmente les risques de comportements « passager clandestin ».

Ainsi, il s’agit de trouver un équilibre entre un accord climatique aux objectifs ambitieux et un accord climatique qui convient à un grand nombre de pays. 

A partir de cette approche non-coopérative, on distingue deux cadres d’analyse :

  • Une analyse statique de jeux non-répétés correspond à une situation où les Etats choisissent leur stratégie une bonne fois pour toute. Dans ce cas, peu d’Etats sont incités à coopérer et la coalition est restreinte. 
  • Une analyse dynamique de jeux répétés correspond à une situation où les Etats peuvent modifier ou adapter leurs stratégies, en anticipant les stratégies des autres pays ; cette situation est plus réaliste. Dans ce cas, la coopération devient plus probable. En effet, la coopération est facilitée si l’on joue à plusieurs reprises au même jeu avec le même groupe de personnes. La répétition réduit l’incertitude, produit des effets de confiance, de réciprocité et de réputation, ainsi que la peur de représailles. Cela favorise donc la coopération et une coalition plus grande devient possible. Un « coût diplomatique » apparaît : si un Etat ne coopère pas, il aura mauvaise réputation et il sera exclu ou pénalisé. Ce coût diplomatique vient contrebalancer le coût économique. 

Deux exemples d’applications 

Application 1 : Jeu ordonné 2*2 de type « dilemme du prisonnier »

Ce modèle simplifié nous permet d’appréhender une première application de la théorie des jeux au cas des négociations climatiques. Il comporte seulement deux joueurs, ayant les mêmes niveaux d’utilité : dans notre cas, la politique climatique implique les mêmes gains et les mêmes coûts pour les deux joueurs. Les États n’ont que deux options : coopérer (limiter leur pollution en appliquant la politique climatique), ou ne pas coopérer (continuer à polluer). Un comportement non*coopératif est néfaste aux deux joueurs : La pollution produite par l’un est aussi néfaste à l’autre.

Ainsi, les relations diplomatiques entre deux grandes puissances, par exemple entre les Etats-Unis et la Chine, peuvent illustrer un dilemme du prisonnier. Ce modèle de « dilemme du prisonnier climatique » a été formalisé par Stephen J. DeCanio et Anders Fremstad dans l’article « Game theory and climate diplomacy ». Les auteurs obtiennent la matrice de gains suivante (que nous avons appliqué au cas Chine / Etats-Unis) :

Lorsqu’on se met à la place de la Chine :

  • Si les Etats-Unis mettent en place une politique de réduction de GES, la Chine a intérêt de continuer de polluer car elle obtient alors un gain de 4 au lieu de 3.
  • Si les Etats-Unis continuent de polluer, la Chine a intérêt à continuer de polluer aussi car elle obtient un gain de 2 au lieu de 1.

Il en est de même pour les Etats-Unis : quelle que soit la stratégie de la Chine (qu’elle applique une politique climatique ou non), les Etats-Unis ont intérêt à continuer de polluer.  

Donc selon ce modèle, la stratégie dominante est non-coopérative : Les Etat, craignant de coopérer tout seul (et donc de sacrifier leur croissance économique pour un bien commun non poursuivi par les autres), choisiront de ne pas coopérer et de continuer à polluer. Comme les deux Etats vont continuer de polluer, on atteint un équilibre de Nash (2,2), qui n’est pas optimal puisqu’on aurait pu atteindre (3,3) si les deux Etats avaient coopéré. Dans la seule solution stable, tout le monde perd, c’est le dilemme climatique.

Pour sortir de ce dilemme, il faut réduire les coûts de la coopération, par exemple en réduisant l’incertitude entre les joueurs. Une solution pourrait être, en premier lieu, de former une coalition partielle entre un nombre d’États restreints qui se font confiance. Cette confiance peut s’appuyer sur des interdépendances économiques fortes ou sur des relations diplomatiques étroites. Ainsi la non-coopération induira des coûts, à la fois économiques et diplomatiques. Cette solution suppose aussi la répétition du jeu. À long terme, si la coalition est stable, elle peut attirer de nouveaux membres qui constatent la fiabilité des Etats membres de la coalition.

On pourrait ajouter à ce modèle de nombreux paramètres tels que la dépendance aux énergies fossiles : plus un pays est dépendant aux énergies fossiles, plus une telle politique de réduction de GES lui sera coûteuse ; ou alors un paramètre de vulnérabilité aux dérèglements climatiques : plus un pays est exposé aux inondations, incendies, etc, plus la non-coopération lui sera coûteuse. Ces paramètres permettent de rendre le modèle plus réaliste en personnalisant les gains / coûts de chaque joueur. Par exemple, la Russie a moins intérêt que d’autres États à prendre des engagements pour le climat : le gaz représente sa principale source de revenu, et la fonte des pôles libère le nord du territoire, donnant accès à davantage de ressources exploitables. La Chine, très dépendante des énergies fossiles, a choisi de coopérer au minimum en optant pour les engagements les moins contraignants possibles.

Application 2 : Jeu non-coopératif avec contraintes couplées

F.Babonneau, A.Haurie et M.Vielle s’appuient sur un modèle plus complexe : ils conçoivent les négociations climatiques comme un « jeu non-coopératif à contrainte couplée » dans leur article « Vers une politique du climat réaliste et efficace : à la lumière de la théorie des jeux » (2016). Il s’agit d’un jeu où l’ensemble des parties est en concurrence pour se répartir une ressource collective et limitée. Cette ressource est appelée « contrainte couplée » car c’est une contrainte qui s’applique à la somme des décisions des joueurs. Dans le cas des négociations sur le climat, il s’agit des émissions de GES, que l’on appellera « budget d’émission ». En effet, le GIEC a mis en évidence une relation quasi-linéaire entre le réchauffement climatique moyen au 21e siècle et les émissions totales de GES cumulées depuis l’ère industrielle. On ne peut donc pas émettre une quantité illimitée de GES, et notre « budget d’émission » est limité. Ainsi, pour un objectif de réchauffement climatique de +2°C maximum, les émissions totales de carbone ne devront pas dépasser 1000 milliards de tonnes environ. Or, en 2014 on avait déjà émis 545 milliards de tonnes. Il nous restait donc 455 milliards de tonnes à « dépenser » ; c’est le montant de notre budget d’émission commun, notre contrainte couplée. 

La question qui se pose ensuite est celle du partage de ce budget entre les différents Etats. L’accord de Paris prévoit que les Etats signataires devront présenter tous les 5 ans la réduction de GES qu’ils souhaitent atteindre au niveau national (Intended Nationally Determined Contribution – INDCs). Selon le rapport Vers une politique du climat réaliste et efficace sur lequel s’appuient F.Babonneau, A.Haurie et M.Vielle, « les pays n’accepteront de réduire leurs propres émissions de gaz à effet de serre (GES) que s’ils sont convaincus que la charge liée à cet effort est équitablement répartie entre toutes les régions de la planète ». En d’autres termes, les Etats seront incités à coopérer et assumer les coûts d’une politique climatique seulement s’ils considèrent que le partage des coûts et des gains est équitable.

Qu’est-ce qu’une répartition équitable ? Dans le modèle proposé par F.Babonneau, A.Haurie et M.Vielle, où les Etats rationnels cherchent à minimiser leurs coûts individuels, une répartition est « équitable » si elle minimise le coût économique le plus élevé entre les pays, ce qui revient à égaliser les efforts des pays. En 2016, suite à l’accord de Paris, une proposition de répartition équitable du budget d’émission carbone a été présentée à la 39ème conférence internationale de l’International Association for Energy Economists (IAEE) à Bergen : 

A titre de comparaison, une autre approche consiste à aboutir à un coût global proche de 0. Mais cela implique d’importantes disparités entre les pays : par exemple un coût de 0.09% du PIB pour les Etats-Unis et un gain de 0.11% du PIB pour la Chine. Cette approche est donc globalement moins coûteuse que la première, mais elle est aussi moins équitable. Dans de telles conditions, les pays qui supportent le plus de coûts ne sont pas enclins à coopérer.

Conclusions et enrichissements de l’approche par la théorie des jeux

La question de l’équité est centrale dans la répartition des coûts des politiques climatiques. L’énergie fossile, et donc l’émission de GES, constitue un moteur de nos économies. Les pays les plus développés sont ceux qui se sont enrichis par l’émission de GES depuis la première révolution industrielle ; ce sont ceux qui ont le plus bénéficié du budget d’émission carbone, et les principaux responsables des dérèglements climatiques. Il peut alors paraître injuste d’imposer aujourd’hui des limites d’émission de GES aux pays en voie de développement. Le Protocole de Kyoto reconnaît le principe de « responsabilité commune mais différencié » entre pays développés et en voie de développement (article 3.1 de la CCNUCC et article 10 du protocole de Kyoto) : les engagements contraignants définis par l’Annexe 1 du protocole de Kyoto étaient seulement imposés aux pays industrialisés, tandis que les autres pouvaient adopter des engagements volontaires (Annexe 2). Mais on considère aujourd’hui que la réduction de GES requiert la participation de tous les Etats. Afin de faciliter et de rendre plus équitable la contribution des pays en voie de développement, la théorie des jeux nous enseigne qu’il faut réduire les coûts de leurs politiques climatiques ; pour cela, les pays développés leur apportent des transferts de technologie ou de liquidité, notamment par l’aide au développement. Par exemple, dans le cadre de l’Accord de Paris, les pays développés se sont engagés à mobiliser 100 milliards de dollars par an pour les pays en voie de développement. 

Dans la perspective de la théorie des jeux, ces transferts représentent des gains qui compensent les coûts des politiques climatiques. Ils garantissent la stabilité d’une coalition en réduisant les écarts de contribution. De plus, pour les pays en voie de développement les transferts représentent des gains immédiats, ce qui contribue à remédier à l’incertitude des gains plus lointains représentés par l’amélioration du climat.

Les transferts justifient la pertinence des « négociations jointes » : celles-ci consistent à lier plusieurs enjeux internationaux, par exemple négociation climat et négociation commerciale. Cela permet de trouver des intérêts complémentaires et d’aboutir à un accord plus facilement. 

Enfin, la théorie des contrats apporte une contribution à la théorie des jeux. Elle défend l’utilité d’une grande coalition : pour maximiser le nombre de pays participant à un accord sur le climat, il faudrait que chaque pays adapte son engagement grâce à un « menu d’incitations » ; cela permet de mieux prendre en considération l’hétérogénéité des pays et de leurs intérêts.

Anaïs Jardin

Bibliographie :

Albertini, J. & Perrissin Fabert, B. (2015). Analyse économique des négociations climat : décryptage d’un jeu d’incitations à participer, à agir et à s’engager. Annales des Mines – Responsabilité et environnement, 77, 33-38. Analyse économique des négociations climat : décryptage d’un jeu d’incitations à participer, à agir et à s’engager | Cairn.info

Kindleberger, C.P. (1986). The International Economic Order Essays on Financial Crisis and International Public Goods, Berkeley: University of California Press.

DeCanio, S., Frestad, A. (2013). « Game theory and climate diplomacy ». Ecological Economics, Vol. n°85, pp. 177-187. Game theory and climate diplomacy – ScienceDirect

Dyke, J. (2016). « Can game theory help solve the problem of climate change ? ». The Guardian, 13 avril 2016. Can game theory help solve the problem of climate change? | Mathematics | The Guardian

Babonneau, F., Haurie, A., Vielle, M. (2016). « Vers une politique du climat réaliste et efficace : à la lumière de la théorie des jeux ». Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Ferdi), Note brève n°149, juin 2016. (PDF) Vers une politique du climat réaliste et efficace : à la lumière de la théorie des jeux (researchgate.net)

Barrett, S., Carraro, C., De Melo, J. (2015). Vers une politique du climat réaliste et efficace. Economica, 2015.

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