La reprise en main de Xi Jinping : la Chine dans une lutte antitrust 2.0

Depuis son ouverture au monde, à la fin des années 1970, la Chine s’est évertuée à créer un terreau favorable à l’émergence de multinationales chinoises de premier rang, en protégeant son territoire de l’influence excessive des entreprises étrangères et en fournissant des volumes de liquidités mirifiques via les banques étatiques. Cette politique a porté ses fruits et s’est traduite notamment par la réussite des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), 4 entreprises technologiques gargantuesques qui visent à concurrencer les GAFAM américains et leur influence jusque là quasi hégémonique. Les BATX ont réussi à populariser leurs produits et services dans le monde entier, et symbolisent à merveille le renouveau de la puissance chinoise. Le secteur technologique a ainsi logiquement fait la fierté du gouvernement de Xi Jinping, qui a vu en lui l’étendard du savoir-faire et de la capacité d’innovation de l’Empire du Milieu.

Pourtant, l’omnipotent gouvernement chinois mène depuis le tournant de l’année 2020 une mise au pas de ces géants de la «tech», qui s’inscrit dans un cadre plus large de reprise en main de l’économie. Quelles sont les raisons de ce revirement ? Quelles conséquences pour l’économie chinoise ? Décryptage.

La lutte contre les monopoles de la tech

Le secteur technologique représente en 2020 39% du PIB chinois, et 50% à l’horizon 2025. Le gouvernement a tôt compris que ce secteur dispose d’une forte dimension stratégique et a ainsi favorisé l’émergence de géants nationaux grâce à des investissements publics massifs et un cadre réglementaire très permissif. En 2020, néanmoins, le discours et l’attitude du régime envers le secteur technologique ont radicalement changé. En cause, la constatation de la multiplication des abus de positions dominantes et de sous-optimalités inhérentes à un cadre monopolistique : sous-investissement, entente sur les prix, pression sur autres parties prenantes… Le gouvernement chinois a ainsi fait de la lutte contre les monopoles et les positions dominantes un chantier stratégique. Conséquence directe, l’élargissement de son arsenal législatif antimonopolistique. En février 2021 une nouvelle loi anti-monopole a ainsi été votée, remplaçant celle de 2008 qui est demeurée peu appliquée. Cette nouvelle loi permet notamment de punir financièrement les entreprises aux pratiques monopolistiques. C’est ainsi que le gouvernement chinois a infligé en avril 2021 une amende record de 2,3 milliards d’euros au géant de l’e-commerce Alibaba. Ce dernier, sanctionné à hauteur de 3% de son chiffre d’affaires 2020, est accusé d’interdir les entreprises utilisant son espace de vente de proposer leurs produits sur d’autres sites.

La nouvelle loi antitrust a par ailleurs élargi les pouvoirs de la SAMR, l’agence de régulation chinoise, en introduisant notamment un outil de blocage des opérations de consolidation pouvant aboutir à une position dominante. Cet outil a été utilisé pour la première fois en juillet 2021 afin de bloquer le projet de Tencent de fusionner les deux leaders nationaux du streaming de jeux vidéo, Huya et Douyu.

Autre volet de la nouvelle loi, les réglementations concernant la collecte et l’utilisation des données, chantier commun aux pays du monde entier. Première victime majeure de ces nouvelles dispositions réglementaires, l’entreprise Didi, qui dispose d’une mainmise sur le marché des VTC en Chine (90% des parts de marché). Didi est accusé de collecter et exploiter illégalement les données de ses utilisateurs, dont certains haut dirigeants du Parti Communiste. Pour punir cette pratique, le gouvernement chinois a lancé en juillet 2021, soit quelques jours après l’entrée à la Bourse de New York de Didi, une enquête sur ses pratiques monopolistiques et a suspendu l’application des places de marché numériques, empêchant la conquête de nouveaux clients. Les conséquences ont été immédiates et brutales pour Didi, qui a vu son cours de bourse s’effondrer et enregistré une contraction de plus de 30% de son nombre d’utilisateurs quotidien en seulement quelques semaines. L’avenir de l’entreprise demeure en suspens, une potentielle reprise en main par l’Etat chinois via ses agences de participations étant envisagée.

Au-delà de la résolution de sous-optimalités économiques, la lutte contre les monopoles revêt une vaste dimension politique pour le gouvernement chinois. Dans un contexte économique moins favorable qu’auparavant, et alors que la Chine a été critiquée à l’international en raison de sa responsabilité dans la propagation de la pandémie de covid-19, le Parti Communiste resserre son étreinte sur le pays afin de contrecarrer toute émergence de contrepouvoir. Les tentaculaires entreprises technologiques, dont les biens et services sont utilisés quotidiennement par des centaines de millions de chinois et exportés dans le monde entier, constituent de potentiels « Etats dans l’Etat » et sont ainsi logiquement dans le viseur de Pékin. Cette volonté du gouvernement chinois de combattre toute volonté d’affranchissement de ses fleurons technologiques s’est illustrée pleinement à travers le report de l’introduction en bourse d’Antgroup

La mise au pas d’Antgroup

Antgroup est une filiale du groupe Alibaba consacrée aux services financiers. Son service phare est Alipay, une solution de paiement en ligne bénéficiant d’une popularité inégalée en Chine : on estime que plus d’1 milliard de chinois utilisent chaque mois l’application. En octobre 2020, l’entreprise annonce son entrée prochaine à la bourse d’Hong Kong, ce qui doit alors constituer la plus importante introduction boursière de l’histoire. Cependant, un évènement fait dérailler le processus d’introduction : quelques semaines avant cette dernière, le fondateur et dirigeant historique du groupe Alibaba, Jack Ma, critique ouvertement les réglementations financières chinoises, trop contraignantes selon lui. En réaction à cette critique publique, si rare en Chine, le gouvernement suspend sine die l’introduction en bourse d’Antgroup, 48h seulement avant la date prévue. Cette suspension est suivie par la disparition énigmatique de Jack Ma, réapparu sans fournir d’explications deux mois plus tard. En septembre 2021, le gouvernement Chinois a par ailleurs formulé sa volonté de scinder en deux les activités d’Alipay, avec une application dédiée au service de paiement et une autre à son activité secondaire, les prêts en ligne.

A travers cette mise au pas brutal d’Antgroup, Pékin envoie un message fort à ses entreprises majeures : après plusieurs années de « laisser-aller », ces dernières doivent désormais demeurer strictement soumises au gouvernement et avant tout servir ses desseins. Le pouvoir chinois endigue également la capacité d’influence des entrepreneurs et dirigeants en leur signifiant les dangers qu’ils encourent s’ils s’écartent du discours laudateur envers le régime pour formuler une quelconque critique.

Education, immobilier… Une reprise en main qui s’étend progressivement à toute l’économie chinoise

Si la « tech » a subi de plein fouet les foudres du pouvoir chinois, d’autres secteurs connaissent également une reprise en main. Parmi eux, l’éducation. Le gouvernement de Xi Jinping a en effet entrepris pour la rentrée 2021 une nationalisation de l’enseignement privé, qui représentait alors 20% des jeunes scolarisés. Pékin a ainsi procédé au rachat forcé de multiples écoles privées et empêché les professeurs particuliers de réaliser des bénéfices. En conséquence, de nombreuses entreprises du secteur ont fait faillite, alors même que 75% des élèves de 6 à 18 ans chinois suivent des cours de soutien.

Par ailleurs, la reprise en main de l’immobilier apparait de plus en plus inévitable suite aux récents déboires des géants du secteur, qui représente 30% de l’économie chinoise. Ainsi, Evergrande, 2ème promoteur immobilier du pays doit assumer une dette équivalente à 2% du PIB chinois et a frôlé la faillite en septembre 2021 en honorant de justesse une échéance de prêts de 86 millions de dollars. Evergrande, ainsi que plusieurs de ses concurrents, comme Kaisa Group[JMB1] , demeurent au bord du gouffre. Une intervention de l’Etat chinois semble inévitable pour éviter en premier lieu une faillite, qui aurait un effet de contagion systémique sur l’économie, puis remettre à plat le secteur. Dans cette optique, le gouvernement a instauré des ratios d’endettement obligatoires pour les promoteurs immobiliers afin d’assainir leurs finances et ainsi éviter de nouveaux excès. L’immobilier était déjà dans le collimateur du gouvernement chinois avant ses difficultés liées à la crise sanitaire. Pekin a ainsi voté en 2020 une loi restreignant les conditions d’accès au crédit immobilier afin d’endiguer la spéculation immobilière, décrite comme un fléau par les dirigeants chinois.

Quelles conséquences pour l’économie chinoise ?

Volet premier de la reprise en main, la lutte antimonopolistique doit permettre de résoudre des sous-optimalités, et ainsi améliorer l’efficience de l’économie chinoise. Elle constitue toutefois un frein indéniable au développement des entreprises phares, qui connaissaient jusque là une croissance accélérée. Les cours des géants technologiques chinois ont ainsi plongé en quelques mois (la capitalisation boursière cumulée des BATX a chuté de 21% entre le 30 juin et le 15 novembre, soit une baisse de 315 milliards de dollars) et une frilosité nouvelle s’empare des investisseurs étrangers vis-à-vis de ces valeurs. La reprise en main de l’économie peut ainsi s’avérer contreproductive. Le « timing » parait en outre hasardeux, au lendemain de la crise sanitaire et alors que la croissance chinoise montre de sérieux signes d’essoufflement, pénalisée par des pénuries de charbon et d’électricité et une demande intérieure en berne. La croissance du PIB chinois s’est ainsi élevée à « seulement » 4,9 % au troisième trimestre 2021 sur un an, un chiffre bien inférieur aux attentes des experts et qui constitue la plus mauvaise performance depuis des années.

Néanmoins, le gouvernement chinois est profondément singulier et n’analyse pas les conséquences de la reprise en main à l’aune du seul prisme économique mais plutôt de son propre paradigme idéologique, qui vient de connaître un changement majeur. En effet, après plusieurs décennies vouées à l’enrichissement du pays, Xi Jinping a annoncé en aout 2021 vouloir désormais axer la politique globale sur la réduction des inégalités. C’est directement dans cette logique que s’inscrit la nationalisation forcée du secteur de l’éducation, qui doit permettre un service public plus égalitaire, tout en empêchant la transmission de tout savoir ou valeurs alternatifs. De même, la reprise en main du secteur immobilier doit permettre de freiner la spéculation et en conséquence la montée des prix qui évincent les classes populaires et moyennes du centre des métropoles. Par ailleurs, alors qu’ils ont pendant longtemps bénéficié du soutien du gouvernement, qui a « fermé » les yeux sur leurs abus, les géants de la tech ne doivent plus désormais viser leur seule réussite financière mais servir l’intérêt général du pays.

Enfin, alors que l’idée d’une régulation (voire d’un démantèlement partiel) des GAFAM gagne en ampleur au sein de l’administration Biden, le gouvernement chinois peut acquérir une stature de précurseur voire de modèle en matière de « lutte antitrust 2.0 ». Une manière ainsi pour la Chine de se démarquer une nouvelle fois de son ennemi américain, qu’elle désire plus que jamais détrôner au sommet de l’économie mondiale.

Jean-Maroun Besson

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