Du franc CFA à l’Eco : une nouvelle monnaie pour l’Afrique de l’Ouest

Créé le 26 décembre 1945, des années avant l’indépendance des Etats Ouest africains, le franc « CFA » pour « Colonies Françaises d’Afrique » fait débat. Il s’agit encore aujourd’hui de la monnaie officielle des 8 Etats membres de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) – Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo. Vivement critiquée, elle donne un sentiment d’appartenance continue à la France. Les Etats Ouest Africains ont donc pour projet la création d’une nouvelle monnaie, l’ « Eco », pour remplacer le franc CFA. Ce projet prévoit également d’intégrer les pays de la Cédéao (Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest), constitués des 8 Etats de l’UEMOA et des 6 Etats de la Zone Monétaire d’Afrique de l’Ouest (ZMAO – Gambie, Ghana, Guinée, Libéria, Nigéria et Sierra Leone).

Au sommet d’Abuja (Nigeria) le 29 juin 2019, après plusieurs décennies de volonté politique, les chefs d’Etat de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) ont concrétisé ce projet en signant un accord qui entérine la création de l’Eco pour 2020. Suite à cet accord, Emmanuel Macron et les Etats membres de l’UEMOA signent, le 21 décembre 2019, l’accord d’Abidjan (Côte d’Ivoire), un nouvel accord de coopération monétaire qui met fin au Franc CFA. L’objectif est de se débarrasser d’une monnaie jugée coloniale pour se détourner de la France et renforcer l’intégration régionale et la coopération économique et monétaire entre les pays Ouest-africains. Or, ce projet tarde toujours à se concrétiser.

Les critiques du Franc CFA

Depuis 1973, le premier accord de coopération monétaire entre la France et l’UEMOA prévoit que :

  • La valeur du Franc CFA est indexée sur le cours de l’Euro
  • La convertibilité entre le Franc CFA et l’euro est illimitée
  • Les capitaux peuvent circuler librement à l’intérieur de la zone franc, mais aussi vers la zone euro. Il en résulte un rapatriement massif dans les banques européennes. Le Franc CFA profite à une minorité d’élite rentière ouest-africaine qui place son argent en Europe.
  • Les billets sont imprimés à Chamalières et à Pessac, dans le centre de la France, par une imprimerie de la Banque de France
  • Les pays de l’UEMOA doivent déposer 50% de leurs réserves de change au Trésor français
  • La France participe à la gouvernance des instances de l’UEMOA. 

Il en résulte une forte dépendance à la France et aux politiques de la BCE. Les Etats de l’UEMOA sont en effet contraints de partager la discipline monétaire et budgétaire des pays de l’Union Européenne, alors qu’ils ne connaissent pas le même niveau de développement ni les mêmes besoins en termes de ressources et de charges. Conformément aux enseignements du « triangle des incompatibilités » de Mundell, dans un régime de taux de change fixe, avec une libre circulation des capitaux, la BCEAO (Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest) ne peut pas définir ses politiques monétaires de façon autonome vis-à-vis de la zone euro ; elle doit respecter une certaine discipline monétaire afin de maintenir la fixité des changes avec l’euro tout en évitant la détérioration des comptes extérieurs et la surévaluation du taux de change. Ainsi, à cause de l’arrimage du franc CFA à l’euro, la BCEAO a pour principal objectif une cible d’inflation de 2%. Le plafonnement arbitraire des dépenses publiques réduit les marges de manœuvre des Etats et leur capacité à couvrir les besoins d’une population toujours plus jeune et nombreuse. De telles politiques peuvent paraître trop restrictives pour les économies ouest-africaines, qui auraient besoin de 7% de croissance du PIB pour réduire de moitié la pauvreté de leur population, selon l’économiste togolais Kako Nubukpo, qui suggère un taux optimal d’inflation de 8% au lieu de 2% pour ces économies.

Ainsi, une nouvelle monnaie permettrait de se soustraire à la tutelle française, supprimer la garantie extérieure et obtenir une plus grande souveraineté monétaire. Cela permettrait surtout aux Etats de l’UEMOA de desserrer les contraintes sur l’inflation et le déficit budgétaire, afin de mettre en œuvre des politiques d’investissement.

Le projet de l’Eco : où en est-on ?

Le 29 juin 2019, au sommet d’Abuja, les Etats de la Cédéao se mettent d’accord sur la création de l’Eco pour remplacer le Franc CFA. Au-delà d’un changement de nom, il a été décidé que :

  • La France se retire de la gouvernance de l’UEMOA, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus de représentants français au Conseil d’administration. 
  • La BCEAO (Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest) n’aura plus à déposer la moitié de ses réserves de changes auprès du Trésor public français. 
  • Mise en place d’un mécanisme de dialogue et de suivi des risques.

L’accord d’Abuja prévoir également des critères de convergence macroéconomiques, conditions sine qua non à l’adhésion à la zone Eco. Trois sont des conditions de premier rang ; à savoir, le maintien du taux d’inflation annuel à un taux inférieur ou égal à 5%, la diminution du déficit budgétaire à un seuil inférieur à 3% du PIB et le maintien de la dette publique à un taux inférieur de 70% du PIB. Les conditions du deuxième rang, consistent au maintien des réserves de change brutes à au moins six mois d’importations, et le financement du déficit par la Banque Centrale doit représenter moins de 10% des revenus fiscaux.

Ces décisions ont été complétées par l’accord d’Abidjan (Côte d’Ivoire) le 21 décembre 2019, entre l’UEMOA (Alassane Ouattara) et la France (Emmanuel Macron). Avec cet accord, la France approuve les décisions du sommet d’Abuja, et les représentants de l’UEMOA et de la France définissent ensemble les liens entre l’Euro et l’Eco. Ce qui a été décidé :

  • Maintien de la parité fixe avec l’euro (indexation de la devise sur le cours de l’Euro), afin de garantir la stabilité de l’Eco
  • Maintien de la convertibilité illimitée entre Euro et Eco. Cela permet de maintenir la confiance dans la nouvelle monnaie et d’éviter les attaques spéculatives.

Ce nouvel accord de coopération monétaire est critiqué car il représente surtout des changements symboliques, et finalement il résout peu de problèmes, puisque la parité avec l’euro est maintenue. Mais il ne représente qu’une étape transitoire.

Les difficultés du projet  

Les critères de convergence

A ce jour, les critères de convergence ne sont pas respectés. Ceux-ci posent surtout problème aux pays anglophones qui n’utilisent pas le franc CFA : Les pays de l’UEMOA sont habitués à la discipline budgétaire, autant qu’aux restrictions sur les déficits et sur l’inflation, imposées par la fixité avec l’euro. Ainsi, les pays de l’UEMOA connaissent de faibles taux d’inflation contrairement aux pays de la ZMAO. De 2000 à 2019 l’inflation était de 2 % en moyenne dans l’UEMOA, alors qu’elle était de 10 % dans la CEDEAO et de 16 % en Afrique subsaharienne. En 2009, le taux d’inflation de l’UEMOA était de 1.44% tandis que celui de la ZMAO était de 10%.

Le respect des critères de convergence est devenu plus difficile que jamais en 2020 car la crise de la Covid-19 a dégradé les comptes publics. Le Nigéria, grand exportateur de pétrole a été particulièrement affecté par la chute des cours pétroliers, mais les pays membres de l’UEMOA ont aussi vu une hausse de leurs déficits budgétaires (de 2.4% du PIB en 2019 à 5.5% du PIB en 2020) et du taux d’inflation (de -0.7% en 2019 à 2.2% en 2020) (BCEAO, 2020). La crise de la Covid-19 a paralysé ce projet et le calendrier des réformes monétaires : le passage à l’Éco, prévu pour juillet 2020, n’a pas pu avoir lieu.

Des échanges intrarégionaux structurellement faibles

Alors que les échanges commerciaux sont communément considérés comme la base de l’intégration régionale, la part des échanges intrarégionaux au sein de l’UEMOA est structurellement faible, comprise entre 10% et 15%. En comparaison, la part des échanges intrarégionaux au sein de la zone euro est de 60%.

La faible diversification des économies à l’échelle sous-régionale rend plus difficile le développement de flux commerciaux entre les pays Ouest-africains, bloquant le processus d’intégration régionale. En effet, les spécialisations dans la région ne sont pas complémentaires : ce sont, pour la plupart, des spécialisations dans les matières premières, en particulier les produits agricoles sans transformation. Par exemple, 6 des 8 pays de l’UEMOA exportent de la fibre de coton ; ces pays n’ont donc pas intérêt à échanger entre eux. Dans ces conditions, les intérêts de partager la même monnaie sont fortement réduits, et la stabilité monétaire permise par le franc CFA n’a pas eu de conséquences significatives sur la croissance du commerce intrarégional de l’UEMOA. Avec la création de l’Eco, l’UEMOA peut donner l’impression de « sauter les étapes » de l’intégration régionale.

Comme l’indique l’ancien président-délégué du Conseil d’analyse économique du gouvernement français, Christian de Boissieu : « Il est clair qu’avec la zone franc, on a fait l’inverse de ce que l’on veut faire en Europe. En Europe, on a commencé par l’économie réelle et la monnaie unique sera le couronnement. En Afrique, on a fait l’inverse, on a commencé par la coopération monétaire et on attend en bout de course l’intégration économique, qui viendra ou qui ne viendra pas. Donc c’est une transition inverse, et il faudra arriver à télescoper ou à faire s’articuler ces deux schémas de transition inverse ».

L’UEMOA n’est pas une zone monétaire optimale ; la Cédéao l’est encore moins.

Une zone monétaire optimale, selon la théorie de Mundell, est une zone partageant une monnaie unique, qui permet d’accroître le niveau de vie et le bien-être pour les pays membres. Mundell montre que plus le degré d’intégration est faible, plus la monnaie unique est coûteuse, et il est préférable d’avoir des changes flexibles pour assurer l’indépendance des politiques. En revanche, plus le degré d’intégration est élevé, plus la monnaie unique est bénéfique. En effet, Mundell distingue les chocs symétriques (qui affectent toute la zone) et asymétriques (qui affectent une partie de la zone). Dans le cas de chocs symétriques, une zone monétaire compense le choc par des dévaluations ou réévaluations de sa monnaie ; mais dans le cas d’un choc asymétrique, la marge de manœuvre est limitée car une dévaluation peut pénaliser les autres régions, non touchées. Pour qu’une zone monétaire soit optimale, il faut tout d’abord un niveau élevé d’intégration commerciale, nécessaire à la prédominance de chocs symétriques. Ensuite, une forte mobilité géographique des facteurs de production est une condition à l’harmonisation des chocs au sein de la zone. Enfin, des chocs asymétriques peuvent être résolus par l’existence de mécanismes d’ajustement, par exemple un budget commun.

Or, la région ouest-africaine est caractérisée par une importante divergence des chocs. En effet, les structures économiques des pays de l’UEMOA sont hétérogènes. On peut distinguer trois types d’économies : les économies sahéliennes, spécialisées dans la production de matières premières, et dépendantes des aléas climatiques, donc sensibles aux chocs climatiques (Burkina Faso, Mali, Niger) ; les économies plus industrialisées et spécialisées dans des activités de services (Côte d’Ivoire, Sénégal) ; et les économies côtières dont l’activité économique repose sur le commerce d’import-export (Bénin, Togo). Ces trois types d’économies ne réagissent pas de la même façon aux différents chocs, ce qui explique la prédominance de chocs asymétriques. 

Au sein de la Cédéao, une zone monétaire serait encore moins optimale, en particulier à cause du Nigeria qui représente 70% du PIB et 52% de la population de la Cédéao. Ce pays est un géant économique comparé aux autres pays ouest-africains, ce qui implique des contrastes et la divergence des chocs. De plus les pays de l’UEMOA sont importateurs nets de pétrole, alors que le Nigeria est exportateur net ; en cas de chocs d’offre, les pays de l’UEMOA et le Nigeria ne sont donc pas dans la même phase du cycle économique. 

Enfin, en cas de chocs asymétriques, les pays de la zone n’ont pas la capacité de lisser ces chocs : la mobilité de la main d’œuvre reste très réduite, les économies, oligopolistiques, présentent une faible flexibilité des prix, le taux d’épargne a un niveau bas, le marché financier régional est peu profond, et enfin, les fonds structurels sont faibles. Dans ces conditions, il est difficile de mettre en place des politiques macroéconomiques et structurelles de convergence.

Comment mettre en place l’Eco ? Les schémas de transition

L’économiste Kako Nubukpo est commissaire à l’UEMOA et travaille sur les questions de transition du franc CFA vers l’Eco. Il envisage plusieurs scénarios possibles pour faciliter l’adoption de l’Éco par les Etats Ouest-africains, notamment les Etats de la Cédéao. Chacune de ces options peut constituer une étape transitoire vers une plus grande autonomie monétaire.

1ère option : le scenario actuel.

Le premier scénario envisage de garder un régime de change fixe avec l’euro et le respect des critères nominaux de convergence. L’idée est d’élargir progressivement l’union économique et monétaire ouest-africaine aux économies de la CEDEAO. Dans cette option, les pays devront respecter, au moins à titre transitoire, la parité avec l’euro. Cette monnaie reste également librement convertible en euro, de façon illimitée. A terme, les taux de change devraient progressivement se flexibiliser, et la politique monétaire s’harmoniser. Mais ce scénario est contesté car il ne réalise pas de rupture suffisante avec le franc CFA. C’est pour l’instant la direction que prend le projet depuis l’accord d’Abidjan. 

2ème option : un régime de change flexible, encadré par des critères de convergence réelle.

Ce scenario consiste à remplacer les critères convergence nominaux par des critères de convergence réel, c’est-à-dire par le critère du PIB par tête. Cela impliquerait pour les pays de l’UEMOA de rattraper la croissance économique du Cap-Vert, du Nigéria et du Ghana, et donc abandonner la fixité des changes avec l’euro afin de pouvoir appliquer des politiques de relance. Cette option est donc plus ambitieuse mais difficile à mettre en place pour les pays de l’UEMOA.

3ème option : deux monnaies – l’Eco-naira et l’Eco-CFA

Le deuxième scénario correspond à un système de deux monnaies sans fusion, l’Éco-Naira (monnaie de la ZMAO) et l’Éco-CFA (monnaie de l’UEMOA). Cette option permet de contourner les difficultés liées aux divergences conjoncturelles et structurelles des Etats de la ZMAO et ceux de l’UEMOA. L’ »Éco-Naira » resterait fortement contrôlé par le Nigeria, qui s’est montré très prudent dans le projet de l’Eco. Dans ce scénario, le Nigeria aurait intérêt à instaurer des taux de change flexibles entre les deux monnaies, car cela rendrait la monnaie nigériane (l’Eco Naira) beaucoup plus puissante que l’Eco CFA. En effet, le Nigéria représente à lui seul environ 70% du PIB de la CEDEAO, ce qui donne un vrai poids à la monnaie. Mais si un taux de change flexible est instauré entre ces deux monnaies, les risques de change et les coûts de transaction qui en résultent sont maintenus, ce qui ne permet pas le développement des relations commerciales entre l’UEMOA et la ZMAO.

4ème option : L’Eco comme monnaie commune dans la Cédéao (au lieu de monnaie unique)

Dans cette dernière option, l’éco pourrait être adopté par certains pays comme monnaie nationale, tendis d’autres pays qui ne sont pas en mesure d’adhérer à l’éco se lient à cette monnaie par des accords de taux de change qui définissent une parité. Il s’agit en effet d’un système de changes fixes entre l’Éco et les autres monnaies nationales de la zone, avec possibilités d’ajustement. La monnaie commune semble pour l’instant plus réaliste car l’adoption d’une monnaie unique rencontre trop de difficultés d’application. De plus, une monnaie commune est suffisante pour répondre aux objectifs actuels des pays Ouest-Africains : les pays de la ZMAO et de l’UEMOA pourraient échanger sans coûts de transaction liés aux taux de change. 

Anaïs Jardin

Pour aller plus loin :

Demain, la souveraineté monétaire ? Du franc CFA à l’éco – Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org)

Le franc CFA, un frein à l’émergence des économies africaines ? | Cairn.info

L’Afrique de l’Ouest remplit-elle les conditions d’une zone monétaire optimale ? (theconversation.com)

Réforme des relations de coopération monétaire entre l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) et la France | Direction générale du Trésor (economie.gouv.fr)

ZLEC : vers une union économique africaine ? | IRIS (iris-france.org)

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