Au Salvador, l’hasardeuse expérience du Bitcoin comme monnaie nationale

Petit état d’Amérique centrale, le Salvador n’a pas l’habitude d’être sous les feux des projecteurs.  Pourtant, en 2021, le pays de 6 millions d’habitants a fait la une des journaux économiques dans le monde entier. La raison ? L’adoption du Bitcoin, « reine » des cryptomonnaies, comme monnaie nationale, ce qui constitue une première mondiale. Quels sont les enjeux et les risques de cette adoption ? Quel impact pour le Bitcoin ? Décryptage.

La conversion du Salvador au Bitcoin est le fruit de la volonté d’un homme, Nayib Bukele. En 2019, ce trentenaire d’origine palestinienne se présente aux élections présidentielles salvadoriennes. Il se positionne alors comme un candidat antisystème ayant pour principal objectif de lutter contre la criminalité qui gangrène le pays d’Amérique centrale. Avec 82 homicides volontaires pour 100 000 habitants, le Salvador possède en effet le taux d’homicide le plus élevé au monde. Cette criminalité découle de l’omniprésence des maras, gangs ultraviolents impliqués dans des trafics en tout genre. La stratégie politique de Nayib Bukele se révèle payante et lui permet de remporter les élections présidentielles dès le premier tour, avec 53% des voix. Bukele est alors le premier homme politique non issu d’un des deux partis historiques du pays (le FLMN, situé à gauche, et ARENA, qui dominait la droite) à accéder à la présidence du Salvador. A 37 ans, il devient par la même occasion le plus jeune dirigeant des Amériques.

Le Bitcoin, nouvelle monnaie nationale

Si son profil est atypique, Nayib Bukele se distingue également par son projet politique singulier. En juin 2021, le président salvadorien annonce ainsi qu’il va faire voter une loi pour adopter le Bitcoin comme monnaie officielle du Salvador, au même titre que le dollar américain. Le parti du président régnant sur l’assemblée du pays, la loi est votée seulement 4 jours après l’annonce. Elle constitue indéniablement un tournant dans l’histoire du Bitcoin, créé en 2009, et plus généralement des cryptomonnaies. C’est en effet la première fois qu’un pays reconnait une cryptomonnaie comme moyen de paiement et oblige les entreprises opérant sur son territoire à accepter cette devise. Afin de faire de cette adoption une réussite, et inciter les Salvadoriens à utiliser la nouvelle monnaie nationale, le gouvernement a offert à chaque citoyen 30$ sur une plateforme d’achat de Bitcoin. Il a par ailleurs créé un fonds doté de 150 millions de dollars permettant la conversion de la cryptomonnaie en dollars sans frais.

Pour justifier l’adoption du Bitcoin, Nayib Bukele soutient que le monde est à l’aube d’une révolution des cryptomonnaies : ces dernières devraient selon lui s’imposer prochainement comme le principal moyen de paiement à l’échelle mondiale, et verront par la même occasion leur valeur exploser. Dans cette optique, il souhaite faire de son pays un précurseur et lui permettre de profiter de l’envolée potentielle du cours du Bitcoin. 

Par ailleurs, l’adoption du Bitcoin peut constituer un levier pour réduire la dépendance du Salvador au dollar. La devise américaine était la seule monnaie nationale du pays depuis la disparition du colón en 2001. En conséquence, l’économie salvadorienne était pleinement subordonnée aux décisions de la FED, la Banque centrale américaine. Si le Salvador n’est plus complètement soumis à cette dernière, il n’a pas pour autant gagné en souveraineté monétaire étant donné qu’il n’a aucune emprise sur le volume émis et le cours du Bitcoin.

Une mesure qui suscite la controverse

L’adoption du Bitcoin comme monnaie nationale n’a pas tardé à susciter l’émoi des décideurs et analystes économiques. Le FMI a ainsi formulé une critique virulente, en soulignant en juin 2021 que la volatilité extrême du bitcoin « génère des risques importants pour la protection du consommateur, pour l’intégrité du système financier et pour la stabilité financière ». 

Cette critique du FMI a trouvé une résonance dans l’évolution récente du cours de la cryptomonnaie. Entre novembre 2021 et janvier 2022, sous l’effet des mesures hostiles aux cryptomonnaies dans plusieurs pays (Chine notamment) et de la perspective d’une remontée des taux de la FED, le Bitcoin a connu d’importantes turbulences. Après un pic à près de 68 000$ dollars début novembre, le cours du Bitcoin a ainsi chuté, jusqu’à atteindre un point bas le 22 janvier à 36500$, soit une baisse de 46%.

Cette chute sans précédent du cours du Bitcoin a amené le FMI a réitéré ses critiques vis-à-vis de la cryptomonnaie et a exhorté Nayib Bukele à renoncer à celle-ci afin de protéger le pouvoir d’achat des Salvadoriens, dans un pays où plus d’un quart de la population (26% selon la Banque Mondiale) vit en-dessous du seuil de pauvreté. Face à cette injonction, Nayib Bukele a fait preuve d’une farouche désinvolture, que certains considèrent comme indigne de son statut de chef d’Etat. Il a ainsi répondu à l’institution sur Twitter avec un meme issu de la série Les Simpson. Pour Nayib Bukele, la chute du cours du Bitcoin, loin d’être une menace, constitue une aubaine, car elle permet d’acheter des unités de la cryptomonnaie à un prix réduit. Le président salvadorien affirme en outre que le cours du Bitcoin va connaitre une hausse « gigantesque » qui va ainsi participer à enrichir son pays.

Ces déclarations ne semblent pas convaincre la population salvadorienne, qui est à la fois inquiète et dans l’incompréhension vis-à-vis de l’adoption du Bitcoin. Selon une étude menée par l’Université centraméricaine José Simeón Cañas (UCA) de San Salvador, seule une minorité de la population comprend véritablement le fonctionnement du Bitcoin, tandis qu’une très forte majorité (70%) n’a peu ou pas confiance en la cryptomonnaie. Potentielle explication derrière ces résultats, l’inadéquation qui semble exister entre le Bitcoin et les caractéristiques de l’économie et de la société salvadoriennes, marquées par la forte importance du secteur informel (qui concerne 68% de la population) et un recours limité aux smartphones. En conséquence, les Salvadoriens apparaissent peu disposés à utiliser le Bitcoin dans leurs transactions quotidiennes.

Par ailleurs, certains analystes soulignent que l’adoption du Bitcoin comme monnaie nationale favorise la criminalité. En effet, l’utilisation d’une cryptomonnaie, par nature opaque, faciliterait les opérations de blanchiment d’argent voire d’extorsion des groupes criminelles qui sévissent au Salvador. Nayib Bukele pourrait ainsi avec l’adoption du Bitcoin favoriser les opérations des gangs alors même que son projet politique reposait sur la lutte contre la criminalité.

Quel impact de l’expérience salvadorienne pour le Bitcoin ?

L’expérience salvadorienne peut se révéler à double tranchant pour le Bitcoin et plus largement les cryptomonnaies.

Si elle se révèle fructueuse, elle pourrait constituer un biais de légitimation des cryptomonnaies, qui, en dépit de leur l’essor, suscitent toujours un fort scepticisme parmi les décideurs économiques. Christine Lagarde, la Présidente de la Banque centrale européenne, a ainsi déclaré en septembre 2021 que « Les cryptomonnaies ne sont pas des monnaies. Point final. Les crypto-monnaies sont des actifs hautement spéculatifs qui revendiquent une renommée en tant que monnaie ». L’opinion de Christine Lagarde repose sur le constat que les cryptomonnaies ne remplissent pas les trois fonctions principales de la monnaie : « compter » (monnaie comme unité de compte), « stocker » (monnaie comme instrument de réserve de valeur) et « payer » (monnaie comme instrument d’échange). La volatilité extrême de leur cours constitue en effet un frein aux 3 fonctions. Ainsi, à l’échelle mondiale, encore très peu d’entreprises acceptent de réaliser des transactions en cryptomonnaies. Dans ce contexte, l’utilisation du Bitcoin comme monnaie nationale peut démontrer la capacité de la cryptomonnaie à être un instrument d’échange, preuve nécessaire pour la débarrasser de son statut d’actif spéculatif et la considérer comme une monnaie à part entière.

A l’inverse, le potentiel échec du Bitcoin comme monnaie nationale ne ferait que confirmer les critiques acerbes, et pourrait constituer un frein significatif dans l’expansion mirifique des cryptomonnaies. Il est indéniable que l’expérience salvadorienne est largement scrutée au sein du monde financier, alors même que certains investisseurs reviennent sur leur optimisme initial vis-à-vis des cryptomonnaies, échaudés par la potentielle bulle spéculative qui les entoure et les nouvelles réglementations restrictives. Le principal critère pour déterminer la réussite ou non de l’adoption du Bitcoin semble être le degré d’adhésion de la population, qui se matérialise quantitativement par le volume de transactions réalisées en cryptomonnaie. Comme précédemment évoqué, l’adhésion est pour le moment très fragile, et c’est un sentiment de méfiance qui domine. 

Loin de ces préoccupations, Nayib Bukele semble bien décidé à poursuivre la conversion de son pays au Bitcoin. Son nouveau projet ? La fondation de Bitcoin City, une ville entièrement dédiée aux cryptomonnaies, qui doit notamment accueillir d’importantes infrastructures de minage. Le président salvadorien a prévu d’ériger Bitcoin City à proximité du volcan Conchagua afin que ce dernier fournisse l’énergie pour alimenter la ville en électricité et couvrir les forts besoins énergétiques des activités de minage de cryptomonnaies. Pour financer le chantier, qui s’annonce pharaonique, Nayib Bukele compte endetter son pays via l’émission de plus d’1 milliard de dollars d’obligations… libellées en Bitcoin. Une preuve supplémentaire de l’attachement féroce du président salvadorien à la reine des cryptomonnaies.

Jean-Maroun Besson

Un commentaire sur “Au Salvador, l’hasardeuse expérience du Bitcoin comme monnaie nationale

  1. L’initiative du Salvador d’adopter le Bitcoin comme monnaie nationale est sans doute un sujet fascinant et révélateur des évolutions potentielles dans le domaine des cryptomonnaies. Cet article souligne bien les risques et les opportunités associés à une telle démarche. Personnellement, je trouve cette expérience audacieuse particulièrement intéressante car elle repousse les limites de ce que nous connaissons actuellement sur les cryptomonnaies et leur utilisation dans l’économie réelle. Cela dit, les inquiétudes du FMI et les réticences de la population salvadorienne montrent que le chemin vers une acceptation généralisée des cryptomonnaies est encore long et semé d’embûches.

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