
Parmi les postulats économiques, il en est un qui est central et très critiqué en tant que tel par les économistes eux-mêmes : il s’agit de celui de la rationalité. La rationalité est ce qui permet à un individu d’analyser et d’anticiper du mieux possible la situation et les événements du monde qui l’entoure afin de prendre les décisions permettant de maximiser sa satisfaction, sachant les ressources dont il dispose. La plupart des modèles économiques qui permettent de comprendre les mécaniques de nos environnements reposent sur ce postulat. Le comportement des électeurs, bien qu’il ne soit pas l’unique variable déterminante, influe sur le résultat d’une élection. A l’approche de l’élection présidentielle française, il est permis de se demander si les électeurs sont rationnels, et ce que cela implique – en substance, cela revient à questionner l’existence de la rationalité du vote.
Répondre à cette problématique nécessite de s’intéresser aux déterminants du comportement des électeurs. A cet effet, deux visions s’opposent, avec d’une part l’approche déterministe qui stipule que l’environnement d’un individu conditionne son vote, d’autre part l’approche rationaliste qui mise sur un électeur rationnel. A moins de considérer les médias comme une variable déterminante à part entière, leur rôle ne gagne en intérêt que lorsque les individus sont rationnels. La preuve de l’existence de la rationalité du vote est donnée par l’étude de l’organisation du système électoral. Cette rationalité, qui est nécessaire pour légitimer le gouvernement, produit toutefois des résultats contre-intuitifs, puisqu’elle justifie, sinon l’abstentionnisme, du moins le vote en information imparfaite.
Au regard de l’étendue du sujet, le choix est fait ici de ne tenir compte que du point de vue des électeurs, et non de celui des candidats de l’élection.
Les approches déterministe et rationaliste s’opposent sur ce qui explique le comportement des électeurs
L’étude des préférences électorales a mis en avant un nombre important de facteurs déterminants, que les désaccords entre théoriciens et les études empiriques ont fait évoluer. Au début du 20ème siècle, le raisonnement établi était celui de l’approche holistique déterministe, qui stipule que les comportements électoraux sont le résultat d’un ensemble de variables qui laissent peu de place à la rationalité individuelle. André Siegfried mettait ainsi en avant la composition géologique des sols comme l’élément décisif du vote de gauche ou de droite1. Pour Paul Lazarsfeld, plutôt que l’environnement géographique, ce sont les variables dites « lourdes » qui ont une influence déterminante sur les comportements électoraux2 -les variables lourdes étant tous les facteurs sociaux, économiques et culturels qui caractérisent un individu, tels que son âge, son patrimoine, son revenu ou encore sa religion. Selon lui, une personne pense politiquement comme elle est socialement. Robert Alford va plus loin en définissant en 1963 une mesure approximative du « vote de classe » (l’indice d’Alford), lequel caractérise le fait que le choix du vote correspond à l’appartenance ou non à une classe sociale3. Dans cette approche, le vote est considéré comme un fait social, l’individu est passif et la rationalité individuelle est complètement ignorée. Des travaux plus récents montrent également que les individus votent à cause de la pression sociale : DellaVigna, Malmendier et List révèlent à cet effet que les individus votent pour que, si et quand on leur demande s’ils ont voté, ils n’aient pas à subir la honte de reconnaître qu’ils n’ont pas voté, ou de mentir à ce sujet4.
Depuis les années 1980 et en réponse à la baisse de significativité de l’indicateur d’Alford, de nouvelles théories apparaissent pour chercher à expliquer les comportements électoraux et celles-ci reconnaissent cette fois que le vote relève également d’une logique rationnelle. Ainsi, la thèse du nouvel électeur émerge dans les années 1970 pour caractériser le fait qu’une part croissante d’individus atteint un niveau de vie et de bien-être et un niveau d’éducation tels, que ceux-ci peuvent désormais voter sur des sujets qui leur tiennent à cœur5. Les électeurs sont de moins en moins captifs des partis. Philippe Habert et Alain Lancelot élargissent cette idée d’un électeur d’un type nouveau, et parlent d’électeurs qui prendraient leur décision de vote par rapport à un certain nombre d’enjeux d’une élection et non en se positionnant d’une manière partisane (les « issue voters » par opposition aux « party voters »)6. Dans ce cadre, les électeurs sont rationnels, ils ont la capacité de comprendre les enjeux et votent de façon à maximiser leur satisfaction.
Les médias jouent un rôle ambivalent de diffusion des propositions politiques et de consolidation des opinions personnelles
Le rôle des médias gagne de l’intérêt dans le cadre de l’approche rationaliste, puisqu’il contribue en théorie à la divulgation des programmes politiques et à la confrontation des idées. Ils éduquent les électeurs sur les programmes des candidats et peuvent faire gagner aux candidats des voix. Dans la pratique toutefois, les études aboutissent à des conclusions divergentes, certaines montrant un lien positif entre la présence des candidats dans les médias et leurs chances de gagner une élection7, d’autres argumentant que les médias n’influencent que peu les choix individuels et qu’ils ont plutôt tendance à renforcer des opinions préexistantes et à conforter les électeurs dans leurs choix. Quant aux réseaux sociaux, ils participeraient du phénomène d’exposition sélective, soit lorsque l’individu ne consomme que le contenu qui correspond à sa propre vision du monde8. Quand bien même les médias joueraient un rôle dans la répartition des votes, celui-ci est limité dans son ampleur. Une thèse consiste ainsi à dire que les médias n’influencent qu’une part limitée d’individus (les « leaders d’opinion »), mais que ces individus font, par le biais de leur entourage, la transmission des idées au reste des individus. Les leaders d’opinion, généralement issus de classes sociales favorisées et disposant d’un niveau d’éducation élevé, qui sont au fait des choses politiques, sont plus exposés aux médias et aux différents discours. C’est le principe de la communication à deux étages, théorisé par Paul Lazarsfeld et Elihu Katz en 19559.
L’étude des systèmes électoraux prouve l’existence de la rationalité du vote
L’importance des facteurs déterminants des préférences individuelles est contrebalancée au niveau macroéconomique par le système électoral en vigueur. Les systèmes électoraux peuvent être de plusieurs types : ils sont de type majoritaire lorsque les scrutins sont départagés en utilisant la règle de la majorité, de type proportionnel lorsque le système cherche à représenter plus ou moins fidèlement le vote des électeurs en répartissant plusieurs mandats d’élus entre plusieurs formations politiques, proportionnellement à leur poids électoral, ou de type mixte lorsqu’il s’agit d’un système qui allie ces deux types de systèmes. Le système électoral majoritaire peut être à un tour (utilisé au Royaume-Uni) ou à deux tours (utilisé en France), de même qu’il existe des systèmes semi-proportionnels (utilisé au Japon) ou proportionnels (utilisé en Espagne, mais aussi en France au début de la Quatrième République) ; un exemple de pays qui applique le système mixte est l’Allemagne. Ces différents modes de scrutin peuvent donner des résultats très différents. En effet, les scrutins majoritaires incitent les électeurs à voter de manière stratégique, « utile », c’est-à-dire pour le candidat le plus proche de leurs opinions personnelles qui soit le mieux placé pour l’emporter ; à l’inverse, dans le cas du scrutin proportionnel, l’électeur est plus enclin à voter pour des candidats proches de ses opinions, rendant moins probable la prédominance exclusive d’une formation politique qui n’aurait pas le soutien d’une majorité dans le pays. Le résultat d’un scrutin proportionnel est plus facilement accepté par les électeurs parce qu’il permet une meilleure représentation de la diversité des opinions. L’existence d’un lien étroit entre un système politique et son système électoral est mieux connu sous la loi de Duverger10. Cette loi est en fait l’objet de nombreuses critiques, et est invalidée dans la pratique par plusieurs cas, notamment celui de l’Espagne où le Parti socialiste et le Parti populaire ont détenu à eux deux environ 90 % des sièges de la chambre basse jusqu’en 2015, démontrant ainsi que la représentation proportionnelle peut être un système bipartisan.
Dans un cas de figure comme dans l’autre, les différents systèmes électoraux basés sur les préférences individuelles possèdent certains avantages et certains inconvénients, qui vont être à l’origine de stratégies de vote. Plusieurs critères de systèmes de vote ont été mis en évidence (i.e., critère de non-dictature, d’indépendance, d’universalité, d’unanimité), mais il n’existe aucun système de vote vérifiant tous les critères inventoriés – ce résultat a été démontré mathématiquement par Kenneth J. Arrow et est connu sous le théorème d’impossibilité d’Arrow11. Ces limites inhérentes aux différents systèmes de vote basées sur les « préférences » individuelles justifient le comportement de ceux qu’on appelle les électeurs stratèges, c’est-à-dire des individus qui ne votent pas en fonction de leurs convictions mais qui exploitent les failles d’un système pour aider leur candidat préféré. Plusieurs stratégies de vote ont pu être mises en évidence, parmi lesquelles le vote « utile » évoqué précédemment, le vote « par enterrement », ou encore le vote « par repoussoir ». Le vote par enterrement est une forme de vote stratégique, dans laquelle un électeur classe une alternative plus basse afin d’aider son alternative préférée à la battre ; à l’inverse, dans le cas du vote par repoussoir, l’électeur classe plus haut une alternative non préférée mais facile à battre, afin que son candidat préféré puisse gagner plus tard12. Aux États-Unis, par exemple, les électeurs d’un parti votent parfois lors des primaires de l’autre parti pour désigner un candidat qui sera facile à battre pour leur favori. Cependant, si le vote stratégique est fréquemment observé – souvent dans le cadre d’expérimentation de systèmes de vote alternatifs -, déterminer l’ampleur de sa mise en pratique est un exercice trop compliqué et trop peu fiable pour qu’il justifie à lui seul d’un comportement entièrement rationnel de tous les électeurs.
La rationalité du vote justifie l’abstentionnisme et le vote en information imparfaite
Plusieurs résultats se dégagent de l’existence de la rationalité du vote, parmi lesquels l’abstentionnisme. Alors que voter comporte un coût élevé (coûts d’information, de déplacement par exemple), le rendement du vote est si négligeable, le poids marginal de chaque bulletin de vote si faible face au nombre des électeurs, que voter équivaut à s’abstenir. Il n’est en ce sens pas rationnel pour un individu d’aller voter – c’est ce que souligne le paradoxe de Downs13. Tristan Haute et Vincent Tiberj notent à ce titre que le vote s’érode au profit d’un engagement politique plus large14. Les citoyens privilégient de plus en plus des moyens d’expression moins passifs que le vote pour se faire entendre (manifestations, pétition, mobilisations sur les réseaux sociaux, etc.) et plus aptes à répondre aux enjeux actuels de la société (actions du quotidien, notamment pour répondre au changement climatique, bénévolat, etc.). Ce type de comportement reflète la déconnexion qui peut exister entre d’un côté les citoyens qui disposent d’un niveau d’éducation et de compétences sur les divers sujets plus élevé, et de l’autre leurs représentants qui continuent de se professionnaliser et un paysage politique qui ne se renouvelle pas. Anthony Downs montre également que la rationalité du vote implique qu’il est rationnel de voter en information incomplète. Parce que s’informer sur les programmes des candidats, les enjeux de l’élection et leurs implications dans le contexte économique demande du temps et des efforts, face au poids marginal du bulletin de vote, les individus ont tout intérêt à réduire le coût de leurs efforts en ne s’informant que partiellement. Ceci est d’autant plus vrai qu’il est difficile d’obtenir des informations sur ce qu’il va se passer dans les prochaines années caractérisant la durée du mandat. Ce qui est souhaitable pour la société n’est donc pas rationnel au niveau individuel.
Si les individus sont contraints par leur environnement, leur héritage social, économique et culturel, et par la structure de l’élection, ils ne semblent pas en être entièrement déterminés. Leur comportement a par ailleurs évolué, soulignant les limites au vote tel qu’il donne aux représentants politiques tout pouvoir de décision. Plutôt que de rationalité du vote, il conviendrait de reprendre au Prix de la Banque de Suède Herbert A. Simon le concept de la rationalité « limitée », selon lequel les gens prennent des décisions de manière partiellement irrationnelle en raison de leurs limitations cognitives, informationnelles et temporelles. L’élection présidentielle 2022 sera une nouvelle occasion pour la rationalité des électeurs de s’exprimer et potentiellement de la mesurer.
Marianne Mueller
Bibliographie
1 A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, 1913
2 P. F. Lazarsfeld, B. B. Berelson et H. Gaudet, The People’s Choice, Columbia University Press, 1944. Voir aussi l’enquête suivante : B. B. Berelson, P. F. Lazarsfeld et W. N.McPhee, Voting, University of Chicago Press, 1954
3 Robert Alford, Party and Society, Rand McNally, 1963
4 S. Dellavigna, J. A. List, U. Malmendier, G. Rao, Voting to Tell Others, The Review of Economic Studies, 2017
5 N. Mayer, D. Boy, Les « variables lourdes » en sociologie électorale. État des controverses, 1997
6 P. Habert et A. Lancelot, « L’émergence d’un nouvel électeur », Le Figaro, Elections législatives, 1988
7 Voir par exemple : T. B. Krebs, The Determinants of Candidates’ Vote Share and the Advantages of Incumbency in City Council Elections. American Journal of Political Science, 1998
8 T. Vedel, Internet et les réseaux sociaux dans la campagne présidentielle, Sciences Po, 2017
9 P. Lazarsfeld, E. Katz, Personal Influence, the Part Played by People in the Flow of Mass Communications, 1955
10 Maurice Duverger, Les partis politiques, 1954
11 K. J. Arrow, « A difficulty in the concept of social welfare », Journal of Political Economy, 1950
12 R. Farquharson, Theory of Voting, 1969
13 A. Downs, An economic theory of democracy, New York, Harper, 1957
14 T. Haute, V. Tiberj, Extinction de vote ?, 2022