Comment réformer les règles budgétaires européennes ?

Dans une tribune transnationale, les économistes Olivier Blanchard, Alvaro Leandro et Jeromin Zettlemeyer ont proposé en 2021 une réforme des règles budgétaires européennes. Alors que les règles budgétaires européennes étaient déjà vivement contestées autant dans leurs principes que dans leur application, la crise de la COVID-19 a semblé confirmer leur obsolescence au point que Mario Draghi et Emmanuel Macron ont eux-mêmes prôné des investissements communs et des « règles budgétaires » plus adaptés[1].

Depuis mars 2020, les Etats ont décidé la mise en parenthèses des règles budgétaires afin de permettre la mise en place des mesures d’urgence. Cette situation n’est pas pérenne, pour autant la redéfinition d’un cadre budgétaire n’en est pas moins complexe. Les désaccords pratiques et théoriques subsistent en effet notamment en matière de soutenabilité des dettes publiques[2], alors que des règles demeurent relativement nécessaires dans un cadre d’union monétaire. Dès lors comment réformer les règles budgétaires européennes ?

Conceptualisation et limites des règles budgétaires européennes

Les règles budgétaires constituent la délimitation d’une norme juridique ou a minima économique visant à restreindre l’augmentation des agrégats budgétaires (déficits et dette publique). L’instauration des règles budgétaires européennes remonte au Traité de Maastricht (1992) dont le protocole 12 de l’article 140 précise la règle selon laquelle leur budget ne doit pas accuser de « déficit excessif » afin que la situation des finances publiques soit jugée « soutenable », soit deux critères : déficit nominal inférieure 3% du produit intérieur brut (PIB) et dette publique inférieure à 60% du PIB. Le Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) ont renforcé le processus en vigueur en 1997, tout comme le Pacte budgétaire européen (TSCG) en 2012. L’Union Européenne a constitué ainsi un vecteur majeur d’établissement de règles budgétaires dont les effets se mesurent dans les lois de programmation de finances publiques, tel que défini à l’article 34 de la Constitution. Les dernières évolutions des règles (TSCG en 2007, Six pack en 2011, Two Pack en 2013) visaient une approche plus opérationnelle et une effectivité accrue. A partir du TSCG, les Etats doivent en effet définir une trajectoire à moyen en termes de solde structurel. Ce solde structurel doit respecter une règle d’équilibre et se limiter à -0,5% si la dette est supérieure à 60% du PIB, ou à 1% si la dette est inférieure à 60% du PIB. Le critère de dette a été renforcé par la nécessité d’une réduction de un vingtième par an de l’écart entre le niveau de la dette publique et celui des 60% du PIB.

Les règles budgétaires étaient néanmoins limitées dans leur fondement même par la souveraineté des Etats membres. La France a par exemple fait de la Loi de Programmation des Finances Publiques (LPFP) le support de la définition de l’objectif de moyen terme (OMT) et de la trajectoire de solde structurel. Or les LPFP ne s’imposent pas aux lois de finances. Au-delà de la structuration légale, les amendes pour déficit excessif (pouvant atteindre 0,5% du PIB) auraient des effets procycliques pour des Etats déjà en difficulté dans leur situation budgétaire. L’insuffisant respect des règles budgétaires a ainsi été problématique, tout autant comme leur manque de flexibilité[3]. Le choix des paramètres initiaux pose également problème. Les ratios de 60% et 3% reposent sur la définition mathématique du solde public stabilisant le ratio dette/PIB, en faisant l’hypothèse d’une croissance potentielle de 5% en termes nominaux et de 3% en termes réels. Ainsi, lorsque la dette s’élève à 60 % du PIB et que la croissance est de 5%, un déficit de 3% permet de ne pas dégrader le ratio d’endettement (5%*60 % = 3%). En 2018, un seul pays de la zone Euro avait un déficit supérieur à 3% du PIB (Chypre) et un nombre conséquent de pays avaient une dette inférieure à 60% du PIB ou du moins une dette qui avait suffisamment diminué au sens du PSC. Naturellement la crise sanitaire a fait exploser ces agrégats et oriente vers une réforme quasi inéluctable, néanmoins quelle en serait précisément la tournure ?

Règle verte, standards budgétaires, cible de soutenabilité : les grandes propositions de réforme

Au fil des années, les propositions de réforme des règles budgétaires se sont accumulés allant de la plus paramétrique à la plus systémique possible. Etant donné le nombre d’Etats ayant largement dépassé le ratio dette/PIB de 60%, ce paramètre doit nécessairement être écarté ou du moins redimensionné. Le débat autour des règles budgétaires européennes est néanmoins l’occasion d’une réflexion plus complète sur leur esprit et leurs motivations théoriques. Blanchard & al (2021)[4] défendent le passage des règles à des standards[5] plus conforme à la multiplicité des indicateurs de soutenabilité de l’endettement public, les standards précisent des objectifs mais sans définir la modalité précise pour les atteindre. Dans la même perspective, la note du CAE de Martin, Pisani-Ferry et Ragot propose de remplacer les règles européennes actuelles par une cible de dette à cinq ans qui serait spécifique à chaque pays et fixée en fonction de sa soutenabilité. D’après l’équation de Collignon (2012), la dette est stable si l’excédent primaire est supérieur aux intérêts payés. La politique budgétaire expansive n’est donc pas problématique dans la mesure où les intérêts sont faibles ou le taux de croissance supérieur au taux obligataire, empêchant un effet boule de neige. Dans cette perspective, plusieurs analyses suggèrent d’accroître la prise en compte du ratio charges d’intérêts/PIB[6]. Les crises de la dette se caractérisent en effet par de fortes non-linéarités dans la relation taux d’intérêt/taux d’endettement.[7] Cette modification des règles économiques est fondamentale d’une part, mais ne peut qu’être couplée à une réforme du cadre institutionnel (pluriannualité, mandat du Haut Conseil pour les Finances Publiques (HCFP) ou encore coordination des politiques budgétaires).

A rebours des lectures portant sur l’évaluation de la soutenabilité de l’endettement publique, certaines propositions visaient à soustraire aux règles budgétaires certains types de dépenses comme les dépenses écologiques[8] ou les dépenses d’investissement. Cette réforme est notamment plus compréhensible sur le plan politique, à l’image de la règle verte, y compris évoquée dans la série politique française Baron Noir. Elle se heurte toutefois à plusieurs problématiques. Bien que la taxonomie européenne constitue un vecteur d’uniformisation au niveau européen, cela demanderait déjà de définir précisément ce qu’est un « investissement vert ». Comme le relève Agnès Benassy-Quéré[9], cela constituerait un effet d’aubaine pour certaines dépenses : le financement public de la rénovation thermique des bâtiments serait considéré comme un investissement vert, mais pas la formation professionnelle dans ce domaine ». Cela pourrait se traduire par un manque d’efficacité de la dépense publique sans pour autant assouvir véritablement l’objectif écologique recherché. Une problématique quasi identique se pose si l’on venait à soustraire des règles budgétaires les dépenses d’investissement, ce qui consisterait à déduire la « formation brute de capital fixe » (FBCF) des administrations publiques (APU) de leur déficit et de leur dette. La délimitation entre « dépenses de fonctionnement » et « dépenses d’investissement » demeure toutefois peu opérante, et pourrait également conduire à un effet d’aubaine sur des dépenses peu efficaces. Ces propositions ne sont donc plus véritablement à l’ordre du jour ou du moins écartées d’un consensus croissant entre la dernière note du CAE, les travaux du comité budgétaire européen ou d’autres travaux académiques.

Derrière les règles budgétaires, la recherche d’un dialogue budgétaire européen

Derrière l’enjeu des règles budgétaires et des volontés de réforme, revient perpétuellement la même problématique, celle du rôle dévolu à la politique budgétaire en Europe et de l’arbitrage entre coordination et souveraineté nationale (Mathieu et Sterdyniak, 2019). L’esprit du Traité de Maastricht était de créer une politique monétaire indépendante assurant une cohérence intertemporelle[10], les politiques budgétaires ayant alors vocation à répondre aux chocs asymétriques. La sortie de la crise de 2008, la crise des dettes souveraines et plus globalement les nouveaux enjeux de politiques économiques ont montré les limites de cette approche. Le plan de relance NextGeneration EU (750 milliards) et le Green New Deal (1 000 milliards) ont introduit un fédéralisme budgétaire accru. Toutefois le triangle d’incompatibilité entre monnaie unique, politiques budgétaires autonomes et situations économiques différenciées demeure. Pour résoudre cette ambivalence, le Conseil Européen est l’organe fondamental du lien inter-étatique. Les chefs d’Etat symbolisent indirectement la souveraineté populaire nationale et permettent une coordination simplifiée sans remettre en cause cette dernière. Dans la redéfinition des règles budgétaires européennes, Blanchard & al. (2021) préconisent un rôle de surveillance plus important pour le Comité budgétaire européen (CBE) et/ou la Commission européenne, ainsi qu’un organe judiciaire pour statuer sur les différends, toutefois ceux-ci ne disposent pas fondamentalement de cette compétence dans la jurisprudence, surtout que le CBE n’est qu’un organe consultatif sans véritable légitimité démocratique. Il serait ainsi possible d’envisager un dialogue fiscal européen[11], forme d’extension du Semestre européen ouvert aux peuples européens. Cette proposition s’inscrit davantage la perspective d’un renforcement des prérogatives du Parlement européen.

La réflexion actuelle autour de la réforme des règles budgétaires européennes s’inscrit ainsi dans le cadre plus large et souvent impensé de la place accordée à la politique budgétaire au sein de l’Union Européenne comme au sein de la zone Euro, de la réflexion autour du policy-mix et du trade-off entre souveraineté et efficacité. Plusieurs réformes s’imposent : repenser l’évaluation de la soutenabilité budgétaire en Europe, réformer la pluriannualité, revoir le rôle du HCFP comme celui du Comité budgétaire européen, en somme instaurer des standards plus pertinents théoriquement, plus applicables mais aussi plus appliqués empiriquement. Le plan de relance européen comme certains consensus actuels montrent la voie de la réforme des règles budgétaires européens, toutefois celle-ci ne pourra se faire sans tenir compte de ces sempiternels débats.

Nathan Granier

Références :

[1] Macron & Draghi (2021), Financial Times, ‘Mario Draghi and Emmanuel Macron: the EU’s fiscal rules must be reformed’ <https://www.ft.com/content/ecbdd1ad-fcb0-4908-a29a-5a3e14185966>

[2] Martin, Pisani-Ferry & Ragot (2021), CAE, ‘Pour une refonte du cadre budgétaire européen’, <https://www.cae-eco.fr/pour-une-refonte-du-cadre-budgetaire-europeen>

[3] Aldama & Creel (2018), Revue de l’OFCE, ‘Les règles budgétaires, une analyse empirique sur des données révisées et en temps réel’, <https://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2018-4-page-279.htm>

[4] Blanchard, Leandro & Zettlemeyer (2021), Le Grand Continent, ‘Que faire des règles budgétaires européennes ?’ <https://legrandcontinent.eu/fr/2021/02/22/que-faire-des-regles-budgetaires-europeennes/>

[4] Blanchard O., Á. Leandro & J. Zettelmeyer (2021), Economic Policy, « Redesigning EU Fiscal Rules: From Rules to Standards »

[5] Louis Kaplow (1992), « Rules versus standards : an economic analysis », Duke Law Journal, Vol 42 557-629, <https://scholarship.law.duke.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=3207&context=dlj>

[6] Furman J. et L. Summers (2020) : A Reconsideration of Fiscal Policy in the Era of Low Interest Rates, Discussion Draft, Harvard University

[7] Mauro P. et J. Zhou (2021) : « r – g < 0: Can We Sleep More Soundly? », IMF Economic Review, n° 69, pp.197-227

[8] Darvas, Z. and G. Wolff (2021) ‘A green fiscal pact: climate investment in times of budget consolidation’, Policy Contribution 18/2021, Bruegel, <https://www.bruegel.org/2021/09/a-green-fiscal-pact-climate-investment-in-times-of-budget-consolidation/>

[9] European Fiscal Board (2020), Annual Report 2020, <https://ec.europa.eu/info/sites/default/files/efb_annual_report_2020_en_0.pdf>

[10] Barro et Gordon (1983), ‘Rules, discretion and reputation in a model of monetary policy’, Journal of Monetary Economics, <https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/030439328390051X>

[11] Creel J., ‘Pour un dialogue fiscal européen’, <https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/pour-linstauration-dun-dialogue-budgetaire-en-europe/>

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