
L’inflation est un des sujets majeurs de réflexion économique. Elle peut se définir comme la perte de pouvoir d’achat de la monnaie. Cette notion a été étudiée de façon très approfondie mais n’a pourtant pas débouché sur un consensus chez les économistes. Néanmoins, il est crucial de comprendre l’inflation car elle fait son grand retour. Au plus fort de la crise du coronavirus, les taux d’inflation ont brutalement chuté pour atteindre des taux négatifs. Sur certains produits, — notamment le pétrole — une déflation (baisse des prix) a eu lieu. Cette situation est dans l’imaginaire de la société, bénéfique. Il est rare de voir des personnes se plaindre de la baisse des prix et/ou d’un ralentissement de l’inflation. La « trêve » touche néanmoins à sa fin. Depuis quelques mois, l’inflation semble bel et bien de retour. Par exemple, en France, en septembre 2020, l’inflation sur les prix à la consommation s’élevait à 0 %, tandis qu’un an plus tard, l’indice atteignait 2,1 % (1). Cette reprise soudaine de l’inflation s’accompagne d’une vive colère de la part des Français (2). L’exemple le plus emblématique concerne l’essence.

Après avoir fait ce constat, il est intéressant de comprendre pourquoi l’inflation est si forte et si soudaine. Une myriade de réponses existe. La science économique traditionnelle voit dans l’inflation un phénomène lié à la demande et à la trop forte quantité de monnaie. Cette vision – néoclassique – reste pertinente mais à mon sens oublie une grande partie de la réalité. Une hausse de la monnaie en circulation – la masse monétaire – ne se traduit pas forcément par une inflation dans l’économie réelle. Par exemple, la politique monétaire de la Banque centrale Européenne qui a émise des quantités faramineuses de monnaie n’a pas entraîné une inflation dans la sphère réelle. C’est pourquoi dans cet article, je propose d’analyser l’inflation via la théorie post-keynésienne de l’inflation. Cette école de pensée qui s’oppose aux néoclassiques divergent sur tous les grands thèmes économiques (croissance, inflation, chômage …). Cette école a ainsi une vision de l’inflation originale. De surcroît, elle est peu connue du grand public.
Tout d’abord, nous expliquerons la thèse défendue par ce courant – notamment via l’aide d’un modèle mathématique, puis nous l’appliquerons à la situation actuelle.
Théorie post-keynésienne et modèle en vigueur
Les post-keynésiens voient dans l’inflation un phénomène de l’offre et un conflit entre les travailleurs et les entreprises. Ce dernier peut sembler surprenant. Il ne faut pas oublier que le courant post-keynésien puise une partie de ses origines dans le marxisme.
Pour commencer, nous pouvons partir d’une équation de l’inflation donnée par Marc Lavoie (4) pour fixer les idées. Elle s’énonce comme suit :
Où p^ est l’évolution des prix, w^ l’évolution des salaires, yv^ l’évolution de la productivité, k ^l’évolution des marges de l’entreprise et j^ l’évolution des coûts importés. À noter que si une variable dispose d’un chapeau, cela veut dire que la variable traduit une variation/évolution
Cette équation montre que l’inflation a trois origines. Les salaires augmentent plus vite que la productivité (ce qu’il y a entre parenthèses), hausse des marges, et hausse des coûts importés sont les « carburants » de l’inflation.
Après cette équation basique, intéressons-nous maintenant au modèle P.K. de l’inflation. Dans cette théorie, l’inflation vient des intérêts divergents entre les travailleurs et les propriétaires de l’entreprise (capitalistes). Ici, les travailleurs fixent en début de période un salaire cible qu’ils veulent atteindre. Cependant, ils n’arrivent jamais à obtenir pleinement le salaire visé du fait que les syndicats n’ont pas un pouvoir absolu dans les négociations. Il existe un écart entre le salaire visé et le salaire effectif. Plus les travailleurs ont un fort pouvoir de négociation – via les syndicats – plus l’écart s’amoindrit. (Les équations du modèle sont dans l’annexe)
Pour expliquer cette équation, voici un exemple chiffré. Imaginons que le salaire initialement fixé en début de période soit de 100 € et que le salaire cible soit à 200 €. Les travailleurs demandent donc une augmentation de 100 €. Quand leur pouvoir de négociation est égal à 1, alors les travailleurs voient leur salaire augmenter de 100€. Si leur pouvoir de négociation est égal à 0, alors il n’y a pas d’augmentation de salaire. Ici nous avons pris les deux cas extrêmes. Dans la réalité, le pouvoir de négociation est compris entre 0 et 1. Plusieurs explications sont possibles : les incertitudes sur l’évolution de la conjoncture, les informations imparfaites, le pouvoir de négociation limitée des syndicats.
Pour les propriétaires des entreprises, le but est différent – voire antagoniste. Ils essayent d’augmenter leur marge le plus possible. Il ne faut pas oublier que la rémunération du propriétaire se base sur la marge dégagée. Ainsi, leur but est de ne pas trop augmenter les salaires car cela réduit leur marge. Le salaire est une part non négligeable des coûts d’une entreprise. Pour illustrer le propos, on peut utiliser l’équation énoncée dans le livre « L’économie post-keynésienne » (Berr et al, 2018)(5).
Où p est le niveau des prix, Y est la quantité produite, w est le salaire nominal horaire, L la quantité d’heures travaillées et Π le profit de l’entreprise. Ainsi le propriétaire gagne Π (= pY – wL).
Dès lors, nous pouvons illustrer la situation à travers un graphique.

Lecture : Le taux d’inflation (p^) et le taux d’évolution des salaires (w^) sont à l’équilibre lorsque les deux droites se coupent.
Application : une explication post-keynésienne de l’inflation actuelle
Pour savoir comment l’inflation a évolué, il nous faut nous demander comment ont évolué les différents paramètres du modèle vu plus haut. Intéressons-nous d’abord aux travailleurs. Deux paramètres sont cruciaux, leur pouvoir de négociation et le salaire cible.
Pour savoir comment l’inflation a évolué, il nous faut nous demander comment ont évolué les différents paramètres du modèle vu plus haut. Intéressons-nous d’abord aux travailleurs. Deux paramètres sont cruciaux, leur pouvoir de négociation et le salaire cible.
Premièrement, évoquons le salaire cible. La crise du coronavirus a mis en lumière les travailleurs de la première ligne (infirmiers, caissiers, coiffeurs…). Cette période a permis de montrer les salaires dérisoires que percevaient ces travailleurs. Depuis, ces travailleurs ont réclamé des hausses des salaires (leur pouvoir de négociation a augmenté). Par exemple, Force Ouvrière et la CGT ont appelé en mai 2020 à augmenter les salaires des personnes travaillant dans les hôpitaux de 300 € par mois (6). Le gouvernement a entendu ces réclamations. Il a, dans le cadre du Ségur de la Santé, augmenté ceux de 500 000 professionnels de la santé. D’autre part, le gouvernement a exhorté les entreprises à augmenter les salaires à maintes reprises. Bruno Le Maire a annoncé en janvier 2021 que «les entreprises doivent garantir un meilleur partage de la valeur»(7).

En ce qui concerne, le pouvoir de négociation des travailleurs, il semble que ce pouvoir se soit accru. Tout d’abord, le paragraphe plus haut peut aussi être utile pour expliquer ce phénomène. Actuellement, le chômage baisse en France, ce qui accroît le pouvoir de négociation des travailleurs(8). Autre élément allant dans ce sens, le marché du travail est en pénurie dans certains secteurs. Les travailleurs voient ainsi leur position de force renforcée(9). Pour clarifier ce point, il me semble que le cas de la restauration soit un bon exemple. Entre février 2020 et février 2021, 237 000 employés sont partis du secteur. Pour faire revenir les travailleurs, l’Umih — le syndicat patronal de l’hôtellerie-restauration — a annoncé une hausse de 6 % à 8,5 % des salaires(10). Mais la réforme de l’assurance chômage peut diminuer le pouvoir de négociation de certains travailleurs ex-chômeurs. Avec la dégressivité, ils seront incités à prendre le premier métier trouvé, quel que soit le salaire. Ainsi, il est bon de noter que le pouvoir de négociation change à travers le temps. Il n’est pas fixe.

Maintenant, intéressons-nous aux entreprises. Nous nous appuierons sur la formule de la hausse des prix donnée précédemment. Pour rappel, on a défini trois déterminants qui composent la hausse des prix. Ici, on constate sur les graphiques de la productivité (graphique 3) et des coûts du travail (graphique 4) que l’écart entre les deux variations n’est pas significatif. De plus, les marges sont stables dans le temps (graphique 5). Ainsi, la hausse de l’inflation trouve son origine dans la hausse des coûts importés — principalement à cause du pétrole. Vu que les marges des entreprises restent constantes, il faut dès lors augmenter les prix pour répercuter la hausse des coûts des matières importées (graphique 6). Cette soudaine flambée des prix est due à la forte demande liée à la reprise de l’activité économique. Pour des économies très dépendantes des importations — telle que la France — cela s’avère dramatique.


L’entreprise essayera de faire pression à la baisse sur les salaires pour maintenir son taux de marge. Enfin, nous supposons que son pouvoir de négociation diminue si on se base sur la démonstration plus haute qui montre que les travailleurs ont ces temps-ci vu une hausse de leur pouvoir de négociation.
Tous ces effets mènent à une hausse des salaires combinée à une hausse de l’inflation. Hélas, cela amène le salaire réel à s’amoindrir. Une autre façon d’exprimer cette idée est que les prix augmentent plus vite que les salaires, ce qui conduit in fine à un appauvrissement des travailleurs. À mon sens, cela est dû principalement à la hausse des coûts importés et à l’énergie. La question cruciale, ici, est de savoir si ce phénomène est temporaire ou non. On peut résumer cette situation grâce à un schéma (graphique 7).

Conclusion
En conclusion, le climat social risque de s’aggraver dans les prochains mois. Les hausses des salaires pour compenser la baisse du pouvoir d’achat et la hausse des prix vont amener à une confrontation. Pour l’heure, il est impossible de savoir qui des travailleurs ou des entreprises arrivera à triompher. L’inflation est partie pour durer. On assiste, ici, à un phénomène d’inflation d’inertie. Une hausse des salaires amène à une hausse des prix pour garder une marge identique. Or, la hausse des salaires servait à augmenter le niveau de vie étant donné les prix de l’année précédente. Mais si les prix augmentent, les travailleurs vont demander une nouvelle hausse des salaires pour garder leur pouvoir d’achat nouvellement gagné. Et ainsi de suite.
Enfin, la théorie post-keynésienne s’avère être une façon pertinente pour comprendre l’inflation actuelle. Elle n’en reste pas moins insuffisante. Pour ma part, je trouve que le fait de diviser la population entre deux classes est trop réducteur. De plus, il existe d’autres théories pour expliquer l’inflation actuelle, notamment l’effet Cantillon.
Vincent Lhote
Annexes :
La stratégie des travailleurs s’énonce comme suit :
Où (w^) chapeau est l’évolution du salaire, est le pouvoir de négociation des travailleurs, ω est le salaire réel en début de période et ww est le salaire cible des travailleurs.
Tout comme les travailleurs, elles fixent un salaire cible en début de période. Ici, l’équation est contraire à celle des travailleurs. Elle s’énonce comme suit :
À noter que si Ψ et Ω sont élevés (proche de 1), alors l’inflation est d’autant plus forte. On verra plus loin la représentation graphique. Ψ et Ω sont les coefficients directeurs des deux droites, s’ils sont plus élevés, les pentes des courbes en valeur absolue sont plus importantes. Dès lors, les chocs qui se traduisent par un déplacement de la courbe entraînent des augmentations ou des diminutions des variables endogènes (ici, p chapeau et w chapeau) plus fortes.
Le salaire d’équilibre est celui qui égalise (p^) et (w^) :
Sources :
(1) INSEE. 30/09/2021. « En septembre 2021, les prix à la consommation augmentent de 2,1 % sur un an ». Accessible à : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5430749 [01/11/2021]
(2) Le Figaro. 27/10/2021. « L’inflation inquiète les Français ». Accessible à : https://www.lefigaro.fr/conjoncture/l-inflation-inquiete-les-francais-20211027 [01/10/2021]
(3) B.C.E. « Inflation Rate ». Accessible à : https://sdw.ecb.europa.eu/ [01/10/2021]
(4) Lavoie, M. 2014. Post-Keynesian Economics: New Foundations. Edwar Elgar. p. 544
(5) Berr et al. 2018. L’économie post-keynésienne. Seuil. p.186
(6) France 3. 26/05/2020. « Ségur de la santé : « depuis 2009, nos salaires ont augmenté de 1,2%, l’urgence c’est la revalorisation salariale » ». Accessible à : https://france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/marne/segur-sante-2009-nos-salaires-ont-augmente-12-urgence-c-est-revalorisation-salariale-1833238.html [01/11/2021]
(7) Alternatives Économiques. 18/10/2021. « Faut-il augmenter les salaires ? ». Accessible à : https://www.alternatives-economiques.fr/faut-augmenter-salaires/00100778 [01/11/2021]
(8) Les Échos. 6/10/2021. « Le taux de chômage en route vers son plus bas niveau depuis 2008 ». Accessible à : https://www.lesechos.fr/economie-france/social/le-taux-de-chomage-en-route-vers-son-plus-bas-niveau-depuis-2008-1352645 [01/11/2021]
(9) Ouest-France. 05/10/2021. « Emploi. Comment expliquer la pénurie de main-d’œuvre qui menace plusieurs secteurs ? ». Accessible à : https://www.ouest-france.fr/economie/emploi/emploi-comment-expliquer-la-penurie-de-main-d-oeuvre-qui-menace-plusieurs-secteurs-2a63e15a-21c2-11ec-80c3-e73d0362011e [01/11/2021]
(10) Sud Ouest. 05/10/2021. « Restauration : face à la pénurie de main-d’œuvre, le patronat va proposer des fortes hausses de salaires ». Accessible à : https://www.sudouest.fr/france/restauration-face-a-la-penurie-de-main-d-oeuvre-le-patronat-va-proposer-des-fortes-hausses-de-salaires-6376347.php [01/11/2021]
(11) B.C.E. Accessible à : https://sdw.ecb.europa.eu/quickview.do?SERIES_KEY=320.MNA.Q.Y.I8.W0.S1.S1._Z.LPR_PS._Z._T._Z.EUR.LR.GY [01/11/2021]
(12) B.C.E. Accessible à : https://sdw.ecb.europa.eu/quickview.do?SERIES_KEY=376.LCI.Q.I8.W.LCI_T.BTS [01/11/2021]
(13) I.N.S.E.E. 28/05/2021. « Taux de marge, d’investissement et d’autofinancement des sociétés non financières ». Accessible à : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2830260 [01/11/2021]
(14) Eurostat. 01/11/2021. « Prix à l’importation — industrie manufacturière ». Accessible à : https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/products-datasets/product?code=teiis012 [01/11/2021]