Mitterrand et le tournant de la rigueur

En 1981, les élections présidentielles virent la victoire du socialiste François Mitterrand face au président sortant Valéry Giscard d’Estaing. L’ex-premier secrétaire du PS renversa ainsi la mainmise de la droite sur la Ve République et renvoya gaullistes et libéraux dans les rangs de l’opposition. Soutenu par les communistes, qui occupaient 4 postes de ministres de son premier gouvernement, François Mitterrand avait pour objectif de rompre drastiquement avec les politiques du gouvernement précédent pour mettre en place son programme socialiste radical.

Pourtant, deux ans plus tard, c’est ce même gouvernement socialo-communiste qui ouvrit la France au néo-libéralisme avec le célèbre tournant de la rigueur.

Le contexte : choc pétrolier, stagflation et échec de la relance keynésienne

Afin de pouvoir analyser ce tournant, il est tout d’abord nécessaire d’apporter quelques éléments de contexte.

Fin 1973, en rétorsion à l’intervention occidentale pendant la guerre du Kippour, les pays arabes de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) décidèrent de multiplier par 4 le prix du baril de pétrole. Ce 1er « Choc pétrolier » engendra une profonde crise économique, mettant par conséquent fin aux « Trente Glorieuses ». Il marqua aussi l’apparition de la stagflation, un phénomène alliant faible croissance et inflation, alors que jusque là cette dernière survenait uniquement en période de croissance élevée. 

En France, la crise économique engendra une contraction de près de 1% du PIB en 1975 ainsi qu’une augmentation massive du taux de chômage, passé de 3% en 1974 à près de 6% en 1980.

Dans ce contexte de crise économique, l’année 1981 fut marquée par l’élection du candidat du Parti Socialiste François Mitterrand. Ses deux objectifs étaient clairs : faire repartir la croissance économique et endiguer le chômage. Pour y parvenir, l’ex-député de la Nièvre mit en place une politique de relance keynésienne afin de stimuler la demande et ainsi la consommation. Cette politique fut composée de trois types de mesures. Tout d’abord, la fortification de l’Etat-providence, avec une augmentation de 10% du SMIC et de de 25% des allocations familiales. Ensuite, la nationalisation de nombreuses entreprises considérées comme stratégiques (BNP Paribas, Suez, Pechiney, Saint-Gobain…). Enfin, le retour de la planification, avec la création d’un Ministère de la planification et de l’aménagement du territoire ainsi que la mise en place de plans pour sauvegarder des secteurs industriels fragiles (Plan machine-outil, Plan bois-meuble…). François Mitterrand appliqua par conséquent de nombreuses mesures du « Programme Commun » signé par le Parti Socialiste et le Parti Communiste Français en 1972. 

Néanmoins, cette politique de relance fut un échec. En effet, le nombre de chômeurs continua sa progression et passa de 1,65 millions en mars 1981 à 2 millions en Décembre 1982. Dans le même temps, la croissance demeura atone, avec 1% seulement en 1981. En outre, les dépenses significatives entreprises pour nationaliser les grandes firmes et augmenter les aides sociales (entre 25 et 27 milliards de francs au total, soit 1,7% du PIB) engendrèrent un creusement considérable du déficit public et de la dette, qui augmenta de 50% entre Mai 1981 et Décembre 1982. Enfin, l’inflation resta élevée (11,6% en 1982) et la France vit son image ternie auprès des investisseurs étrangers, comme en témoignent les nombreuses attaques contre le franc sur les marchés financiers.

Le principal facteur d’échec de la politique de relance mitterrandienne réside dans le fait qu’elle est survenue à rebours des tendances économiques mondiales. En effet, le début des années 1980 est marqué par l’avènement du néo-libéralisme, symbolisé par l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux Etats-Unis. Ce courant de pensée économique défend l’idée d’un marché efficient et autorégulateur permettant la juste allocation des ressources. L’interventionnisme économique de l’Etat, notamment par le biais de subventions ou de dépenses sociales, est quant à lui jugé néfaste car troublant cet ordre naturel du marché. Plus concrètement, les politiques de Reagan et de Thatcher mixaient austérité budgétaire, remise en cause de l’Etat providence, baisse des impôts et dérégulation, soit l’exact opposé du programme socialiste de François Mitterrand.

La négligence de ce contexte néo-libéral et de la mondialisation financière naissante fut une erreur stratégique. En effet, les investisseurs se détournèrent de la France et de son inflation galopante aggravée par la politique de relance pour placer leur argent dans les pays « pro-business ». Ce manque de capitaux, couplé aux faibles liquidités des entreprises nationalisées, engendra un problème de sous-investissement, empêchant de ce fait un rebond de l’économie.

En 1975, seulement deux ans après le 1er Choc Pétrolier, Jacques Chirac avait déjà tenté d’appliquer les thèses keynésiennes pour relancer l’économie. En effet, le premier ministre de l’époque instaura une augmentation des aides sociales, des mesures de soutien à l’investissement ainsi qu’un programme de grands travaux. D’une plus grande ampleur que la relance mitterrandienne (2,3% du PIB contre 1,7%), celle de Jacques Chirac eut des conséquences similaires: augmentation forte de l’inflation et du chômage, spéculation contre le franc. En conséquence, cette épisode keynésien fut rapidement clôturé en 1976 par la nomination à Matignon de Raymond Barre, qui mit en place un “plan de refroidissement” de l’économie.

Le tournant de la rigueur et le changement de paradigme économique

Suite à l’échec de la politique de relance keynésienne, le gouvernement mitterrandien réalisa le « tournant de la rigueur ». Son objectif était double : endiguer l’inflation et les déficits publiques et maintenir le franc au sein du Système Monétaire Européen (SME). Ces deux objectifs étaient liés : le maintien au sein du SME était conditionné par la réduction des déficits.

Le tournant de la rigueur fut amorcé au cours de l’année 1982, avec plusieurs mesures fortes : blocage des salaires pour freiner l’inflation et restaurer les profits des entreprises, signature d’un plan de réduction des dépenses de la sécurité sociale, ou encore mise en place d’un plafond du déficit public fixé à 3% du PIB. Mais c’est en Mars 1983 que le tournant survint véritablement. En effet, pour remédier à la piètre situation budgétaire, le Ministre de l’Economie Jacques Delors présenta un « plan d’austérité » comportant notamment une augmentation de la taxe sur les carburants, des cotisations sociales et des tarifs réglementés du gaz et de l’électricité. En parallèle, le franc fut dévalué afin de regonfler la compétitivité. 

En plus de sonner la fin de l’expansionnisme budgétaire des premières années de la présidence Mitterrand, le tournant de la rigueur marqua aussi le début d’un processus de libéralisation de l’économie française. Tout d’abord, il ouvrit la voie à la privatisation des entreprises nationalisées en début de mandat. Ces privatisations furent finalement réalisées à partir de 1986, dans le contexte de cohabitation avec la droite. De plus, la période 1984-1986 fut marquée par les efforts du Ministre de l’Economie Pierre Bérégovoy pour déréglementer les marchés boursiers. L’ancien maire de Nevers créa par exemple un Marché des Capitaux Unifié et ouvrit la possibilité à toutes les entreprises (et non plus seulement aux entreprises financières) d’émettre des billets de trésorerie, c’est-à-dire des obligations à court terme. L’objectif principal derrière ses mesures était de faciliter l’accès aux capitaux et ainsi le financement des entreprises, qui possédaient désormais des alternatives au crédit.

On voit ainsi qu’à l’exception de l’augmentation des taxes et des tarifs réglementés, mise en place afin de combler les déficits à court terme, le tournant de la rigueur signifia l’adoption de politiques néo-libérales : réduction des dépenses publiques, déréglementation, diminution de l’interventionnisme étatique.

Le tournant de la rigueur : quelles conséquences ?

La première conséquence économique du tournant de la rigueur fut la baisse drastique de l’inflation. Alors qu’elle atteignait 9,6% fin 1983, elle décrut les années suivantes pour atteindre 2,7% en 1986. En ce qui concerne la croissance, les résultats furent plus mitigés. En effet, les taux de croissance annuels de la période 1983-1985 furent compris entre 1 et 2%. Au niveau des points négatifs, le tournant de la rigueur ne permit pas de juguler le chômage, dont le taux continua son ascension pour atteindre les 9% en 1985.

Si ses résultats économiques sont nuancés, le tournant de la rigueur a eu des conséquences symboliques considérables. En échouant à résorber le chômage et à stimuler une croissance forte, il marqua une rupture définitive avec le plein-emploi et le dynamisme des Trente Glorieuses. Il engendra ensuite un changement de paradigme économique, avec l’abandon (au moins partiel) du keynésianisme au profit du néo-libéralisme, et le passage d’une économie de la demande à une économie de l’offre. Ainsi, suite à son « sursaut » keynésien des années 1981-1982, à rebours des tendances économiques mondiales, la France rentra dans les rangs. Depuis 1983, les politiques de relance keynésiennes sont par conséquent considérées comme “hétérodoxes” et ne font plus partie de la “boîte à outils” des gouvernements de gauche comme de droite.

D’un point de vue politique, le tournant de la rigueur signifia l’abandon du très marxiste « Programme Commun » ainsi que la conversion d’une fraction importante du Parti Socialiste au néo-libéralisme. Ce dernier fut largement adopté la jeune garde socialiste de l’époque, comme l’illustrent notamment les parcours de Dominique Strauss Kahn et Pascal Lamy, respectivement ex-directeurs du FMI et de l’OMC. Par conséquent, on peut voir en 1983 l’année de naissance de la « social-démocratie » à la française. 

Comme l’ont montré beaucoup de sociologues, ce passage d’un socialisme keynésien à un socialisme néo-libéral  a aussi engendré la fin de l’idylle entre le Parti Socialiste et les classes populaires. En effet, considérant que le néo-libéralisme est antagoniste à leurs intérêts, ces dernières se sont de plus en plus détournés du parti « rose » pour mieux céder aux sirènes de l’extrême droite. En 2017, les ouvriers ont ainsi été la seule catégorie socio-professionnelle qui a donné une majorité à la candidate du FN Marine Le Pen au second tour des élections présidentielles (56% des votes exprimés). A l’inverse, les cadres ont de plus en plus plébiscité le Parti Socialiste, comme le monde le graphique ci-dessous.

En définitive, le tournant de la rigueur a été l’un des moments les plus marquants de l’histoire économique et politique récente de la France. Même si l’interventionnisme étatique demeure élevé dans l’hexagone, du fait notamment de la solidité de l’Etat-providence, les années 1982-1983 ont signifié le début de l’instauration du paradigme néo-libéral. Converti à ce paradigme, le Parti Socialiste a changé sa ligne directrice pour l’orienter vers la défense de l’économie de marché. En conséquence, la sociologie électorale a été profondément modifiée, avec l’exode d’une partie croissante des classes populaires vers l’extrême droite.

Jean-Maroun Besson

4 commentaires sur “Mitterrand et le tournant de la rigueur

  1. Bonjour.

    Comme l’article en question porte en partie sur l’objet de mes recherches dans le cadre de ma thèse, j’aurais certaines remarques à faire, pour nourrir la réflexion.

     » Pourtant, deux ans plus tard, c’est ce même gouvernement socialo-communiste qui ouvrit la France au néo-libéralisme avec le célèbre tournant de la rigueur.  »

    Ceci est sans doute à nuancer : le tournant néolibéral apparaît déjà sous Barre en 1976. Semble-t-il, entre 1974 et 1983, il y a une hésitation de la part des gouvernements, entre recours aux solutions keynésiennes traditionnelles, ou politiques plus libérales.

     » Le principal facteur d’échec de la politique de relance mitterrandienne réside dans le fait qu’elle est survenue à rebours des tendances économiques mondiales.  »

    C’est un facteur qui est effectivement d’importance, mais le dernier livre de Bruno Amable a mis en lumière d’autres éléments pour évaluer la situation de l’époque : un rapport avait été demandé à l’économiste Robert Eisner qui préconisait de maintenir la politique suivie, en sortant du SME. Autrement dit, un avis d’un économiste de renom de l’époque qui tranche radicalement avec une certaine lecture  » orthodoxe « , ou celle que Bruno Amable qualifie de  » dominante  » dans les travaux d’économie politique sur le sujet.

     » L’obsession de la balance extérieure commerciale risque d’être très dangereuse pour l’économie française. Elle repose sur le postulat d’une croissance par les exportations industrielles, qui met la France à la merci du reste du monde. Une chose est de viser l’excellence technologique, une autre d’espérer être tellement en avance sur le reste du monde qu’il acceptera d’échanger ses produits peu coûteux contre nos produits de haute technologie. Cela revient à subordonner son avenir à la capacité et à la volonté du reste du monde d’acquérir sa production.

    Un régime socialiste peut contrôler son propre marché. Si ce marché produit efficacement des biens utiles, les citoyens les achèteront. Il est plus sûr de produire directement pour la consommation intérieure que de s’en remettre excessivement à l’exportation pour assurer la consommation des ménages. Certes, il ne faut pas négliger l’importance du commerce extérieur, l’allocation des ressources ne doit pas être biaisée en sa faveur. Elle ne doit pas être supérieure à ce qu’elle serait si le libre jeu des avantages comparatifs et de la spécialisation internationale jouait. »

    Cela vaut la peine de lire entièrement la position de Robert Eisner ; pour plus de détails :

    https://www.senat.fr/rap/r16-393/r16-39316.html

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