Lionel Jospin et les 35 heures

Depuis leur instauration en 2000, les 35 heures reviennent inlassablement au sein du débat public. Salvatrices pour certains, catastrophiques pour d’autres, elles ne laissent personne indifférent et constituent la mesure la plus emblématique des 5 ans de gouvernance de Lionel Jospin. 

Penchons-nous donc sur l’instauration des 35 heures, l’un des épisodes les plus marquants de l’histoire économique et politique récente de la France.

Le contexte : cohabitation, chômage de masse, croissance en berne

En Mai 1995, Jacques Chirac remporte les élections présidentielles. Sa victoire, acquise au dépend du socialiste Lionel Jospin, marque le retour de la droite à l’Elysée suite aux 14 ans de la présidence de François Mitterrand. Au moment des élections, la situation économique de la France est morose : le taux de chômage a connu une très forte hausse au cours de la première moitié des années 1990 et s’élève désormais à 10,2% de la population active, la croissance demeure elle atone. En bref, plus de vingt ans après la fin des Trente Glorieuses, la France n’est toujours pas parvenue à redonner une vraie dynamique à son économie. Dans ce climat économique maussade, le programme de Jacques Chirac centré sur la réduction de la « fracture sociale » fait mouche.

En Octobre 1995, l’ancien maire de Paris déclare cependant mettre en arrière plan les largesses budgétaires de son programme afin de s’atteler à la réduction des déficits publics, condition sine qua non à l’introduction de l’Euro prévue pour 1999. Dans cette perspective, le Premier Ministre Alain Juppé annonce en Novembre 1995 un plan de réforme des retraites visant à aligner la fonction publique sur le privé. Cette annonce suscite la colère d’une partie de l’opinion publique et marque le début d’un mouvement de grève dans les transports. Face à la contestation de la rue, Alain Juppé décide de rétropédaler et de retirer le projet de loi. Néanmoins, ce retrait ne permet pas de redorer la popularité largement ternie de l’exécutif, ce qui explique en grande partie la déroute de 1997. Cette année là, Jacques Chirac décide de convoquer des élections législatives anticipées. Il pense alors pouvoir remporter une plus ample majorité qui lui permettrait d’avoir les coudées franches pour mener à bien son agenda politique. Néanmoins, l’exact opposé survient : l’alliance de la « Gauche plurielle » (Parti Socialiste, Parti Communiste Français, Parti Radical de Gauche, les Verts, Mouvement des Citoyens) remporte le scrutin. Lionel Jospin, le battu de 1995, devient le Premier Ministre du gouvernement de cohabitation.

Dès sa prise de pouvoir, dans la droite lignée des propos de Jacques Chirac deux années plus tôt, Lionel Jospin déclare vouloir respecter les deux impératifs de la construction européenne : la réduction des déficits publics et la libéralisation de l’économie. Les cinq années de gouvernance de la Gauche plurielle sont ainsi marquées par une vague de privatisations, avec la cession de certaines entreprises (Thompson, Gan…) et l’ouverture du capital d’autres (Air France, France Telecom…). Jospin suit également les directives européennes et libéralise le marché de l’électricité en 1999.

Ainsi, Lionel Jospin participe au changement de ligne directrice du PS, initié par le tournant de la rigueur mitterrandien (analysé dans cet article), pour en faire un parti pro-européen et en faveur de l’économie de marché.

Néanmoins, au sein de l’agenda libéral du mandat de Lionel Jospin, une mesure fait tâche : les 35h.

Les 35h : principes et objectifs

La réduction du temps de travail était l’une des mesures fortes du programme de la Gauche plurielle pour les élections législatives de 1997. Ce programme avait été élaboré par Dominique Strauss-Kahn, nommé ensuite ministre de l’Economie et des Finances du premier gouvernement de cohabitation. Pour contrecarrer les critiques émises au sein de sa majorité à propos des privatisations, Lionel Jospin décide d’avancer vite sur les 35h, vraie « mesure de gauche ». Il confie cet épineux dossier à la ministre de l’Emploi et de la Solidarité Martine Aubry.

Le but des 35h est simple: réduire le temps de travail afin de permettre un meilleur partage de celui-ci et créer des emplois, avec un objectif fixé à 700 000. Le temps légal hebdomadaire de travail est ainsi abaissé de 39 à 35h, sans baisse de salaire. Un temps de travail hebdomadaire supérieur à 35h est théoriquement compensé par des « journées de RTT », c’est-à-dire des journées de repos. Les entreprises peuvent ainsi continuer de fixer un temps de travail hebdomadaire de 39h si elles accordent 24 RTT par an à leurs employés. La durée de travail est par conséquent annualisée.

En plus d’être une mesure en faveur de la création d’emploi, les 35 heures ont une visée sociale: accorder plus de temps libre aux travailleurs pour les loisirs, la vie de famille… Pour les défenseurs de la réforme, ce temps libre accru participe à améliorer les conditions de vie, la santé ou la productivité au travail. Le gouvernement de Lionel Jospin considère ainsi que cette mesure consolide l’Etat-providence français auquel le Parti Socialiste est historiquement attaché.

Les négociations concernant les 35 heures sont très houleuses. Alors que la réforme est majoritairement soutenue par les syndicats d’employés, les organisations patronales affichent elles une profonde hostilité, considérant que la mesure va miner la compétitivité des entreprises. Les députés de l’opposition proposent plusieurs milliers d’amendements afin de retarder le processus législatif. Les négociations aboutissent finalement à l’adoption des lois Aubry I et II en 1998 et 2000. Ces lois ajoutent à la baisse de la durée de travail hebdomadaire une diminution des cotisations sociales.

Les 35h : quelles conséquences ?

Pour pouvoir mesurer l’impact des lois Aubry, focalisons-nous sur les chiffres. Selon l’INSEE, ces lois ont permis de créer à court terme entre 300 et 400 000 emplois, soit un résultat significativement inférieur à l’objectif du gouvernement Jospin. En outre, le taux de chômage est passé de 10% en 1999 à 7,9% en 2002, soit le plus bas niveau depuis 1984. Pourtant, si ces chiffres laissent présager d’un impact positif des 35 h, la question est largement débattue entre les spécialistes.

Ainsi, plusieurs think tanks (IFRAP, fondation Concorde) et économistes (Jean Tirole, André Zylberberg, Pierre Cahuc) ont attribué ces bons chiffres à une amélioration temporaire de la conjoncture mondiale, alors que selon eux les 35h ont participé à saper la compétitivité française sur le long terme en augmentant le coût du travail horaire. Au niveau des points négatifs plus amplement avancés, de nombreux économistes considèrent que la baisse des cotisations sociales a plombé les finances publiques, tandis que la réduction du temps de travail a engendré des problèmes d’organisation dans les PMEs et la fonction publique hospitalière. L’OFCE et le collectif des Economistes atterrés partagent eux un avis globalement positif sur les lois Aubry, soulignant notamment leur effet bénéfique sur la création d’emploi et la hausse de la productivité qui en a découlé. D’autres spécialistes, comme le député européen Pierre Larrouturou, préconisent même d’aller plus loin dans le partage du temps de travail en instaurant une semaine de 4 jours. En bref, comme le déclare Raymond Soubie, ancien conseiller social de l’Elysée sous Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, « Vous ne trouverez pas deux économistes d’accord sur le nombre objectif d’emplois créés par les 35 heures ».

Si la communauté économique est divisée, la droite est quant à elle unanime dans son opposition aux lois Aubry. En plus de miner la compétitivité de l’hexagone, le camp politique considère qu’elle a porté atteinte à la « valeur-travail ». Dès son retour au pouvoir à l’été 2002, la droite n’a ainsi cessé de « détricoter » les 35 heures. Début 2003, un décret du Ministre du Travail François Fillon fait ainsi passer le nombre maximum d’heures supplémentaires de 130 à 180 par an. Nicolas Sarkozy, qui en 2007 avait choisi pour slogan de campagne « Travailler plus pour gagner plus », a quant à lui défiscalisé les heures supplémentaires. Ces mesures de détricotage des 35h rendent d’autant plus difficile l’évaluation de l’impact réel des lois Aubry.

Un aspect clé de cette évaluation consiste à analyser l’effet des lois sur le temps de travail. En 2018, une étude de la Direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (DARES) a montré que les employés à temps plein français travaillent en moyenne 39,1 heures par semaine, soit un peu moins que la moyenne de l’Union Européenne (40,3 heures). En outre, les données de l’OCDE soulignent que le nombre annuel moyen d’heures ouvrées par travailleur a quant à lui connu une très légère baisse (-2%) entre 2000 et 2018. Les autres pays développés ont également enregistré une baisse de cet indicateur, à l’image de l’Italie (-7%) et de l’Allemagne (- 6%).

Ces chiffres mettent en lumière plusieurs informations importantes. En premier lieu, le temps de travail des français n’a pas baissé de manière significative depuis 2000, ce qui peut laisser penser que l’objectif des lois Aubry n’a pas été atteint. Néanmoins, comme évoqué précédemment, plusieurs mesures en faveur des heures supplémentaires ont été mises en place, ce qui a participé à fausser l’évaluation de ces lois. De plus, l’évolution du temps de travail en France est similaire à celle des autres pays développés. On voit également que les français travaillent en moyenne plus que les citoyens d’Allemagne, pays souvent cité en exemple de par le dynamisme de son économie et son taux de chômage minime.

Au-delà de leur impact économique, les 35h sont une mesure emblématique de la gauche. En même temps qu’il confirmait sa conversion à la social-démocratie et son attachement à la défense du marché et des intérêts européens, le Parti Socialiste a réalisé un projet social de longue date. Les 35h faisaient ainsi déjà partie du programme de François Mitterrand aux élections présidentielles de 1981. Une fois au pouvoir, il décida cependant de limiter la baisse de 40 à 39 heures. Plus de 20 ans après leur vote, les lois Aubry demeurent en outre un point d’ancrage pour la gauche. En 2015, une étude de Viavoice a ainsi montré que 52% des français sont favorables au maintien de ces lois. Ce chiffre s’élève à 72% chez les sympathisants de gauche.

Néanmoins, des dissensions sur la question des 35h sont apparus au fil des années parmi les ténors socialistes. En 2011, Manuel Valls déclarait ainsi dans l’optique des présidentielles de l’année suivante : « nous devrons déverrouiller les 35 heures ». Même son de cloche chez Emmanuel Macron quand il était ministre de l’économie. Les 35 heures révèlent ainsi les lignes de fractures du Parti Socialiste, mises en lumière durant le quinquennat Hollande. Alors qu’il existait une certaine unanimité sur les questions sociétales, deux ailes distinctes se sont affirmées sur le plan économique.

Tout d’abord l’aile social-démocrate, en faveur de plusieurs thèses libérales dont la flexibilisation du marché du travail. Selon elle, les 35 heures sont un cadre trop généraliste et rigide, alors que le temps de travail devrait être fixé à l’échelle de chaque entreprise ou secteur grâce aux négociations de branches et aux conventions collectives. Cette aile centriste, qui reprend des thèmes qui ont longtemps été la chasse gardée de la droite, est née au cours de la présidence de François Mitterrand et a connu son apogée au moment de l’élection de François Hollande en 2012. Elle a ensuite été phagocytée par la République En Marche fondée par Emmanuel Macron, un de ses membres emblématiques.

En second lieu une aile enracinée à la gauche de l’échiquier politique, en faveur des thèses keynésiennes et de la fortification de l’Etat-providence. Elle s’est affirmée en 2014 à travers le mouvement des frondeurs, des députés socialistes s’opposant à la politique centrée sur la réduction des déficits du gouvernement Valls. Cette aile défend farouchement les lois Aubry qu’elles considèrent être des remparts face à la précarité de l’emploi.

Depuis 2017, en plus d’enregistrer des scores électoraux lilliputiens à l’aune de ses résultats passés, le PS demeure relativement absent de la scène médiatique et il est donc difficile de déterminer sa ligne directrice actuelle.

En définitive, les 35 heures constituent un sujet clivant sur plusieurs plans.

Sur le plan politique d’abord. La droite est depuis toujours vent debout contre les 35 heures. En plus de reprendre des thèses économiques (baisse de la compétitivité, rigidité du marché du travail), elle brandit des arguments d’ordre moral en considérant que les lois Aubry portent atteinte à la « valeur-travail » et ouvrent la voie à une certaine oisiveté. Si l’opposition de la droite aux 35 heures est somme toute logique, des dissensions sont apparues au sein même du Parti Socialiste à propos de cette mesure emblématique. Ces dissensions sont symptomatiques de la fracture au sein du parti « rose » entre les sociaux-démocrates favorables au libéralisme et les tenants d’une gauche plus radicale. 

Sur le plan économique ensuite. Tandis que certains spécialistes louent son impact positif sur l’emploi, d’autres l’accusent de miner la compétitivité française et d’empêcher la baisse du chômage en rigidifiant le marché du travail. L’existence de ce débat découle en partie du fait qu’il est difficile d’estimer objectivement l’effet des lois Aubry sur l’économie. En effet, en plus de la mondialisation, qui augmente l’interdépendance entre les économies et complexifie donc l’analyse des retombées des politiques étatiques, des mesures pour les détricoter ont été adoptées quelques mois à peine après leur instauration. Les 35 heures ont ainsi participé à placer la thématique du travail au centre du débat économique et politique de l’hexagone. Par conséquent, les réformes à propos de cette thématique, comme la loi El-Khomri ou la loi Travail de 2017, se sont multipliées depuis 2000

Perspective européenne

Quelles sont les réglementations à propos du temps de travail dans les autres pays européens ?

En Italie et en Espagne, la durée légale du temps de travail hebdomadaire est fixée à 40h. Au Danemark et en Allemagne, les durées de travail découlent souvent des conventions collectives et des accords de branches. D’autres pays européens font figures de pionniers en termes de réduction du temps de travail.  Aux Pays-Bas, une loi votée en 2000 a donné le droit aux employés de demander à travailler à temps partiel. Ce dernier concerne aujourd’hui 50% des employés, contre 18% en France. Loin d’être synonyme de précarité, il est dans la grande majorité des cas choisi (seulement 8% des travailleurs déclarent ainsi travailler à temps partiel par absence d’alternatives), et concerne même des postes à responsabilités. En conséquence, le pays batave est l’état européen où l’on travaille le moins, avec une durée hebdomadaire moyenne de travail de 30 heures. Il est aussi l’un des champions européens de l’emploi avec un taux de chômage s’élevant à seulement 3,7% de la population active. Plus au Nord, en Suède, la ville de Göteborg a expérimenté entre 2014 et 2016 la semaine de 30 heures payée 40. L’expérience a été jugée positive, avec la création d’emplois et une réduction de l’absentéisme. Toutefois, elle a été stoppée par le gouvernement suédois car jugée trop coûteuse. 

Jean-Maroun Besson

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