
« J’aime le luxe, et même la mollesse, tous les plaisirs, les arts de toute espèce, la propreté, le goût, les ornements : tout honnête Homme a de tels sentiments ». Ce quatrain poétisé par Voltaire en 1736 [1] rend compte de l’engouement qu’ont eu très tôt les Hommes pour la valeur exceptionnelle des produits et biens de luxe. Cette admiration pour la qualité, l’histoire, le design, le statut et l’ostentation a provoqué le désir de les imiter ou de les copier – et ainsi travestir une réalité qu’on ne peut atteindre.
Avec l’industrialisation et l’internationalisation du luxe et de l’artisanat, la préservation des savoir-faire et la lutte contre la contrefaçon sont devenus des enjeux essentiels pour les marques de luxe. Quelles sont les problématiques posées par l’authenticité prétendue du faux et quelles sont ses conséquences sur la stratégie des marques de luxe ?
Historique de la dualité entre le luxe et le faux
On retrouve les premières traces de biens contrefaits dès la plus haute Antiquité (environ 7000 ans avant JC). Très rapidement, les produits de renom et réservés à une minorité aisée sont victimes de contrefacteurs. Ce fut le cas au IIe siècle avant JC lorsqu’un vigneron gaulois tenta de faire passer sa production de vin pour l’un des meilleurs crus italiens en imitant les lettres apposées sur les bouchons d’amphores [2].
La vertu d’authenticité était aussi intimement liée aux idées philosophiques et culturelles des Lumières. Elle est ainsi très présente au cours de la Renaissance dans la conception romantique de l’artiste, dans laquelle l’authenticité était devenue une qualité fondamentale de l’œuvre.
C’est au 19ème et 20ème siècle que le phénomène du « faux » prend une envergure nouvelle du fait de l’industrialisation dans la fabrication des objets et en raison de la multiplication de leurs déclinaisons. L’apparition de nouveaux métiers du luxe, la diversification de cet univers, ainsi que la notoriété grandissante des marques de luxe conduisent inévitablement à la création d’un marché parallèle de la contrefaçon des biens de luxe, très lucratif. Différentes recherches dans le champ de l’histoire économique ont montré que le faux ne constituait pas une pathologie du marché, mais bien un « mode normal de son fonctionnement, voire une condition de son développement, et ceci que ce soit dans le domaine du luxe ou de l’ordinaire » comme l’écrit Corine Maitte [3].
La France sera ainsi particulièrement exposée à la contrefaçon, les enseignes de luxe figurant parmi les plus contrefaites au sein de l’Union européenne. Aujourd’hui, l’industrie du luxe est la principale victime des contrefacteurs. De plus, avec l’essor d’internet et du commerce en ligne, le problème des produits contrefaits ne fait que s’aggraver : leur diffusion est facilitée.
Le « faux », une transgression de l’impératif d’authenticité
Mais alors pourquoi certains individus consomment-ils du « faux » ?
Avant toute chose, il est important de différencier la contrefaçon subie – le consommateur pense acheter l’original, mais il est victime et peut demander réparation – de la contrefaçon délibérée – le produit acheté ne laisse aucun doute sur le caractère « inauthentique » du produit. Les motivations ne sont pas les mêmes. Pour le premier les décisions sont quasi-identiques à l’achat d’un original. Les motivations du second sont bien différentes et il convient de s’interroger sur ces dernières.
L’attractivité en termes de prix est – d’après la littérature sur le sujet – le facteur le plus important d’achat de faux. En effet, pour Albers-Miller (1999) le prix est la cause principale des comportements illicites. Pour Bloch et al. (1993) l’individu consommateur de faux va plus loin, il renonce délibérément à la qualité et à la performance de l’original pour acquérir son image à moindre coût. Pour M. Grossman et Carl Shapiro, qu’un individu soit prêt à payer plus pour des contrefaçons que pour des produits génériques de qualité similaire suggère qu’il apprécie le prestige, le statut associé aux marques de luxe. Les raisons premières qui conduisent à l’achat de faux seraient donc avant tout « utilitaristes[4] ».
L’individu consommateur de faux cherche ainsi par son acte à donner au « faux » ce qu’il ne peut avoir, à savoir le statut du « vrai ». Comme l’écrivait Umberto Eco, « les images ressemblent aux choses, et cette ressemblance est une construction culturelle réglée par nombre de contraintes culturelles ». Le faux devient « authentique » pour son propriétaire car il déforme une réalité qu’il ne peut atteindre.
La lutte contre la contrefaçon
En 1992 est créé le Code la propriété intellectuelle. Son objectif premier est de permettre aux créateurs de disposer pleinement de leurs œuvres. La mise en place de la loi Longuet en 1994 relative à la répression contre la contrefaçon modifie certaines parties du code de la propriété intellectuelle. Il a considérablement renforcé le rôle répressif de la législation française. Ainsi, au cours des vingt dernières années, la protection juridique de la propriété intellectuelle s’est sensiblement renforcée à l’échelle de la France dans sa définition, mais aussi dans son champ d’application, faisant de cette législation l’une des plus répressive de l’Union Européenne. Il incombe désormais aux instances communautaires et internationales d’être les artisans d’une harmonisation des légalisations en la matière.
Cette lutte contre la contrefaçon rend indispensables des procédures d’authentification. Les enseignes de luxe développent ainsi de nouveaux procédés afin de rendre leurs produits plus facilement authentifiables et plus difficilement reproductibles. Le secteur du luxe s’appuie ainsi sur les nouvelles technologies afin d’agir directement sur l’offre. C’est notamment le cas du groupe LVMH qui a lancé au cours de l’année 2019 Aura[5], sa propre blockchain d’authentification des produits. Par le biais de cette technologie et au travers d’un certificat unique, il est possible de manière sécurisée de prouver l’authenticité des produits, la provenance des matériaux ou encore les éventuelles réparations. Ce procédé est aussi utilisé dans le marché de l’art, comme nous l’évoquions dans cet article. D’autres technologies comme le « QR code », les traceurs chimiques ou encore l’hologramme sont utilisées.
Mais ce ne sont pas les seuls moyens que les marques de luxe ont trouvés pour lutter contre la contrefaçon. Elles savent aussi en jouer et la tourner à leur avantage.
Opportunités et innovations
Ainsi, les marques de luxe se permettent aujourd’hui de réutiliser les codes de la contrefaçon, en utilisant par exemple l’ultra-siglé, et osent l’absurdité du vrai-faux afin de « rendre le faux authentique ».
Ce fut le cas lors du défilé printemps-été de Gucci en 2017, pour lequel des t-shirts frappés d’un grand logo de la marque ont été produits, comme ceux qu’il est possible de se procurer dans les célèbres « fake markets » de Vintimille (Italie) ou de Shanghai (Chine). Il convient de préciser que le t-shirt Gucci « vraie fausse contrefaçon » coûte 390€.
Une tendance similaire a été adoptée par Alexander Wang (anciennement directeur artistique de la Maison Balanciaga) qui a présenté lors de la fashion week new-yorkaise de 2019 sa collaboration avec Adidas en plein coeur de Canal Street, rue « entièrement dédiée aux copies bon marché et aux souvenirs pour touristes à Chinatown ». Les différentes pièces étaient emportées dans des sacs en plastique façon « vendeur à la sauvette ».
Il est généralement admis que les symboles sont d’abord adoptés aux niveaux supérieurs de la société, pour ensuite influencer le reste de celle-ci. Mais cette nouvelle tendance semble contredire ce schéma.
Ainsi, en 2000, la marque de Skateboard Supreme lançait une série de planches à roulette frappées du monogramme Louis Vuitton portant atteinte à la propriété intellectuelle de la Maison. Celle-ci reçut une lettre de cessation lui demandant la destruction des produits contrefaits sous peine de poursuites. Dix-sept ans plus tard, les deux marques ont lancé une collaboration.
Cela met en lumière la façon dont les symboles de statut évoluent dans un monde où les produits de luxe sont devenus plus courants. En outre, cela atteste de l’indépendance de l’authenticité vis-à-vis des sources d’inspiration à l’origine d’un produit. Les consommateurs et les marques de luxe peuvent délibérément choisir de mélanger et de faire correspondre différents types de signaux comme une stratégie de signalisation alternative pour se distinguer.
On voit bien que la poursuite ardente d’une réalité idéale et d’une distanciation forcée et voulue entraîne sa propre contradiction. En ce sens, Umberto Eco énonce que le « complètement réel » se confond avec le « complètement faux » : l’authentique est revalorisé en se détournant et en se plaçant en face de son opposé, le « faux ».
André Papapanayotou
[1] VOLTAIRE, François Marie Arouet. Le Mondain, 1736
[2] BESSE, François, La répression pénale de la contrefaçon en droit Suisse, Genève, Librairie Droz, “Collection”, 1990
[3] Maitte, Corine « Imitation, copie, contrefaçon, faux : définitions et pratiques sous l’Ancien Régime », Entreprises et histoire, 2015/1 (n° 78), p. 13-26
[4] Le Roux André, Thébault Marinette, Bobrie François, « Les consommateurs de contrefaçon : le prix n’est pas la seule motivation », Recherches en Sciences de Gestion, 2015/2 (N° 107), p. 25-41.
[5] Gregory Raymond, « Comment la blockchain lutte contre la contrefaçon dans le luxe », Capital
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